Antoine Bargel

La Cerise

C’était une vieille amie de lycée que je n’avais pas vue depuis près de quinze ans. À l’époque, elle savait que j’étais amoureux d’elle, mais cela n’avait jamais abouti à rien. Nos chemins s’étaient séparés après le bac et puis, nos diplômes en poche, nous avions repris contact sur LinkedIn. Maintenant trentenaires, tous deux récemment divorcés, nous avions convenu de passer une soirée dans ma maison de campagne, à une heure de route du lieu de notre naissance.

Après dîner, sous le cerisier — l’été se terminait et même si les nuits tombaient un peu plus tôt, elles étaient encore chaudes —, nous avions évoqué nos vies amoureuses, nos expériences sexuelles. Durant cette conversation, il m’était apparu qu’elle me trouvait séduisant, désormais ; sans doute mue par le besoin, que je partageais, de se sentir à nouveau vivre sensuellement après la perte d’un partenaire de longue date. Elle soutenait toujours plus longuement mon regard en souriant et, à cela s’ajoutant la tenue charmante qu’elle avait choisie, je me suis pris à espérer qu’elle ait, comme moi, imaginé en ces retrouvailles privées l’occasion d’une rencontre charnelle. Je me souvenais qu’adolescent, de tels moments de contact visuel me procuraient un vertige si intense, même dans l’environnement restrictif d’une salle de classe, que je perdais tous mes moyens et me sentais plonger vers elle dans un tunnel formé par nos pupilles, oubliant tout jusqu’à ce qu’elle rompe le charme en détournant les yeux. Les années écoulées m’avaient apporté, constatais-je, davantage de stabilité.

Mais elles m’avaient aussi permis de mesurer mes limites en tant qu’individu sexué. Ne voulant pas répéter mes maladresses passées, j’ai décidé de faire preuve de maturité et de jouer cartes sur table.

— Tu sais, en dehors des deux personnes avec qui j’ai été en couple depuis le lycée — où j’étais resté puceau, comme tu devais t’en douter ou, du moins, comme c’est certainement clair avec le recul (cela m’a valu un petit sourire), je n’ai jamais su avoir de relation sexuelle juste pour le plaisir. Amoureux, je suis passionné, décomplexé, et même plutôt doué, m'a-t-on dit ; mais sinon, lorsque j’ai poussé le flirt jusqu’à me retrouver dans un lit avec une inconnue, je me suis toujours senti trop mal à l’aise pour dépasser les préliminaires. Soit je restais… inerte, soit j’avais un comportement maladroit, inadapté ou excessif qui mettait rapidement fin à l’aubaine : d’une manière ou d’une autre, ça n’a jamais vraiment marché pour moi et je suis convaincu, désormais, que cela fait partie de ma personnalité. L’amour est divin, l’amour est pur et j’y suis doué. La simple sexualité humaine, en revanche, celle que chacun semble connaître et pratiquer, ne m’est pas accessible. Alors, maintenant, je préfère nous épargner cette gêne, à moi et aux autres, quelle que soit l’intensité de mon désir lorsque la rencontre n’est encore qu’un joli rêve ou une proposition implicite. Mais il y a tout de même un moyen, c’est arrivé deux ou trois fois, qui m’a permis d’être sexuellement libéré sans avoir besoin de sincères déclarations d’amour préalables, et c’était en observant une forme de rituel érotique.

Cette fois, elle a souri franchement.

— Ah oui, comme quoi ?

— Eh bien, c’est souvent réducteur lorsque c’est raconté, mais par exemple —

J’ai marqué une pause en lui jetant un regard malicieux.

— Par exemple, as-tu déjà été attachée ?

— Non ! s’est-elle exclamée avec un gloussement amusé.

Puis elle a réfléchi un instant.

— Non, mais qu’est-ce que ça fait ?

— Eh bien, ce que j’ai en tête, c’est qu’un des partenaires soit attaché aux pieds du lit, avec des foulards par exemple, par les poignets et les chevilles. On est complètement vulnérable, incapable de se soustraire aux attentions du partenaire qui peut à sa guise toucher, caresser, embrasser sans limites… Même si on a confiance en l’autre, on abandonne le contrôle de son corps et, techniquement, de sa vie. Il pourrait tout nous arriver, l’autre pourrait tout nous faire et cela déclenche quelque chose d’instinctif, d’intense et de trouble dont résulte une excitation extrême…

— Quand tu le décris comme ça… a-t-elle dit, sans terminer sa phrase.

J’ai bu une gorgée de vin, puis nous ai resservis.

— Tu aimerais essayer ? ai-je demandé.

Par ces trois mots, je me mettais à nu face à elle et, de ce fait, je me suis senti vulnérable, donc excité, ainsi que fier de ma stratégie : parler à une femme, lui dire franchement ce que je ressentais, comment aurais-je pu deviner, adolescent, que c’était aussi simple ? Et pourtant impossible sans suffisamment se connaître soi-même.

Elle a souri à nouveau, ses jolies dents luisant dans la pénombre.

— Ça se pourrait… a-t-elle dit en posant son verre. Mais c’est toi qu’on attache en premier.


Tandis qu’elle passait dans la salle de bain, je me suis dévêtu et j’ai préparé une sélection de foulards et cravates. Elle m’a rejoint, portant toujours sa jupe en jean et la blouse d’un rose satiné dont l’encolure en dentelle blanche m’avait taquiné la rétine toute la soirée, et je me suis allongé sur le lit. Elle a retiré ses fines sandales en cuir noir.

— Tu sais faire des nœuds qui tiennent ? ai-je demandé avec un brin d’arrogance mâle.

— Ouaip. J’ai fait un peu d’escalade, a-t-elle répondu en prenant un foulard et en s’attaquant à mon poignet droit.

Une fois mes quatre membres fermement attachés, elle a retiré sa jupe d’un coup de hanches et, délicieusement, fait glisser la blouse lentement sur sa peau, levant les bras croisés jusqu’à s’extraire du fin vêtement qui a flotté jusqu’au sol. Ses seins bruns et vivaces, avec des auréoles d’un brun plus sombre, ont pointé sur moi leur perceptible excitation. Je salivais abondamment. Puis elle est revenue au pied du lit et, me faisant face par-dessus mes jambes écartées, elle a, sans jamais me quitter du regard, ôté la culotte triangulaire qui cachait son pubis. Elle arborait une fine toison noire et bouclée, assortie à ses cheveux qu’elle a détachés, les laissant onduler librement sur ses épaules.

Puis, nonchalamment, elle a touché mon gros orteil du bout des doigts, le droit d’abord, puis le gauche de l’autre main, et fait glisser ses ongles sur mes tibias en se penchant progressivement sur le lit, posant les genoux entre mes chevilles ceintes de soie et inclinant le torse jusqu’à ce que ses tétons durs viennent frôler mes cuisses, tandis que ses cheveux tombants me caressaient le ventre, puis la poitrine. J’étais déjà la proie d’une folle érection. Son visage s’est arrêté face au mien, si près que j’ai frémi d’émotion. Depuis mon célibat, je n’avais pas connu de telle intimité. Happé par ses yeux sombres, j’ai tenté de me soustraire à leur étreinte, cherchant secours auprès d’un grain de beauté sis au coin de ses lèvres, suivant la ligne frêle de ses pommettes jusqu’aux lobes délicats percés de perles irisées, mais contraint de revenir toujours à la brûlure d’un double soleil noir aux rayons longs et courbes et papillonnants.

— Je te tiens… a-t-elle murmuré.

— Oui… ai-je répondu d’une voix rauque.

Elle a empaumé brièvement la preuve de mon émoi, a souri et s’est écartée, allant s’asseoir au bord du lit.

— Alors… que vais-je donc faire de toi… a-t-elle dit, songeuse.

Puis une idée lui est venue.

— Attends une seconde ! a-t-elle dit en se levant d’un bond.

Elle a quitté la pièce et je l’ai entendue parcourir la maison, ouvrant et fermant placards et tiroirs, puis remonter les escaliers.

À son retour, elle cachait quelque chose dans son dos, qu’elle a posé par terre à côté du lit.

— Ferme les yeux, a-t-elle dit.

J’ai obéi, puis j’ai senti un tissu froid recouvrir mes paupières, des doigts fins et agiles qui faisaient un nœud derrière ma tête et le serraient fermement.

— Ne triche pas.

Je ne voyais plus rien. Je ne pouvais pas bouger. Je l’ai entendue faire quelques pas, puis un long silence s’est installé, rompu seulement par ma respiration haletante. Mon sexe brûlant était tendu à l’extrême, tandis qu’un courant d’air frais parcourait le reste de ma peau exposé à l’inconnu. J’ai senti, près de mon nombril, un effleurement d’une extrême légèreté, comme la pointe d’une plume, qui a tracé quelques courbes sur mon ventre, y éveillant d’interminables frissons nerveux, avant de remonter vers ma poitrine, frôlant les poils du sternum puis taquinant mes tétons. Ceux-ci, hypersensibles, ont réagi à la douleur en envoyant davantage encore de flux sanguin dans mon périnée palpitant. Puis la caresse a traversé mon aisselle gauche, explorant lentement ses vallons moites et velus, et grimpé sur mon biceps, trouvant partout des correspondances insoupçonnées qui me transperçaient de plaisir.

J’étais entré dans une sorte de transe, tremblant, gémissant, fourmillant d’élans intenses et toujours réprimés par mes liens, ce qui concentrait encore mon désir, l’intensifiait, l’érigeait au centre du lit en un pilier titanesque toujours plus proche des cieux. J’ai perçu au rebond du matelas qu’elle grimpait sur le lit, puis, soudain, sans nul autre contact, une chaleur inouïe m’a enveloppé le membre, l’engloutissant progressivement, irrépressiblement, l’avalant enfin jusqu’à la racine, en même temps que ses fesses venaient se poser sur mes cuisses.

Je crois avoir poussé un long soupir d’extase, mais elle ne m’a laissé aucun répit et s’est mise à me chevaucher, lentement d’abord, puis accélérant, accentuant ses mouvements — tandis que je sentais sur mon cou un frôlement désormais familier, arpentant espièglement ma joue, mon front et l’arrête de mon nez, mes lèvres, descendant sur ma gorge et dans le petit creux entre les clavicules, parcourant encore ma poitrine — et qu’elle accroissait toujours le galop de ses hanches, la friction de son pubis contre le mien, l’assimilation mutuelle de nos sexes incandescents en un unique, éternel et volcanique SEXE en fusion.

Une plainte gutturale s’est élevée, puis une main fébrile a brusquement arraché le foulard qui m’aveuglait. J’ai découvert me surplombant une Gorgone dont la chevelure plus sombre que la nuit ruisselait de son visage au mien, nous enserrant dans un cocon d’animalité ondulante et musquée dont elle était la maîtresse. Ses yeux bruns et ardents me pénétraient jusqu’à l’âme, figeant mon cœur et mon désir en une soumission extatique et complète. Elle a souri de toutes ses dents scintillantes et redressé le torse, sans cesser de me cingler les hanches, jusqu’à être assise verticalement sur moi et j’ai alors aperçu, dans sa main droite, à proximité de l’endroit où j’avais ressenti en dernier cette caresse si subtile, sur la gauche de mon thorax, un couteau.

Un long couteau de cuisine argenté.

Instantanément, une brûlure d’adrénaline m’a envahi les veines, sauvage, instinctuelle, exacerbant toutes mes sensations sans me laisser le temps de comprendre ce qui m’arrivait. Pétrifié, je pense avoir balbutié quelque chose mais déjà, elle levait l’arme au-dessus de sa tête et, de toutes ses forces, l’abattait vers mon visage.

J’ai joui, joui, joui, tandis qu’à côté de ma joue l’oreiller expulsait un nuage de fin duvet blanc.

J’ai joui encore.

Le reste de mon corps était figé dans la posture arquée du presque poignardé, tentant futilement d’échapper à celle qui me tenait absolument, passionnément prisonnier. Le souffle court, j’ai senti un immense frisson me traverser, comme une vague puissante effaçant toute trace du rivage, aplanissant, lavant, purgeant le sable de son écume avant de se retirer, me laissant peu à peu retrouver mes esprits.

Lorsque j’ai osé la regarder, elle avait lâché le couteau et joint les mains derrière sa tête, déployant sa poitrine magnifique tout en effectuant de petits mouvements circulaires avec son sexe, à l’intérieur duquel le mien ne montrait aucune intention de se résorber.

— Tu es folle… ai-je balbutié.

Elle m’a répondu d’un large sourire puis, se soulevant et avançant à genoux, elle a porté aux miennes ses lèvres inférieures, m’offrant d’y boire l’aveu brûlant de mon humanité. Retrouvant à cette douce approche ma docilité, j’ai lapé joyeusement, la faisant gémir d’émoi, et je me croyais au comble du plaisir lorsque j’ai senti, mêlée à la crème dont je me délectais à profonds coups de langue, glisser dans ma bouche une cerise.