Antoine Bargel

Quoi de neuf, bordel

À Franek.

Il ressemblait assez à mon idole littéraire, Charles Bukowski : même large carcasse d’échalas alcoolique, même visage vérolé sous une barbe hirsute, même sourire carnassier accompagné d’yeux tristes.

— Alors, encore un imitateur ? lui avais-je demandé un jour.

— Pour sûr, m’avait-il répondu en anglais. Mais pas comme tous ces guignols qui croient vraiment être Charles Bukowski. Moi je sais que je ne suis qu’une copie. Et pâle, en plus.


C’était en 1993, à Los Angeles. J’enseignais la grammaire française aux gamines de UCLA, tout en essayant de vendre un projet de scénario aux studios d’Hollywood. Il est aujourd’hui évident que j’ai doublement échoué : je ne suis pas scénariste à succès et les Américaines parlent toujours aussi mal français.

J’habitais un des rares coins encore abordables de West L.A., niché entre Brentwood, Santa Monica et Culver City, où résidaient principalement les chauffeurs et femmes de ménage des gens riches de ces trois quartiers. Derrière la bibliothèque municipale, entouré par des bâtiments administratifs datant des années 60, et sur un côté, des terrains de basket, il y avait une sorte de jardin public à l’américaine : des bancs alignés au bord d’une grande dalle de béton, avec au milieu quelques bacs de fleurs et trois arbustes asphyxiés par la pollution.

J’y venais pour lire et prendre des notes, observer la vraie vie de la ville, les marchés le mardi et jeudi, le va-et-vient des dames mexicaines le reste du temps. Un jour, j’avais dû m’asseoir sur son banc par mégarde, il s’est affalé à côté de moi en bougonnant un

— Permettez…

auquel je n’ai d’abord pas cru devoir répondre, mais il a repris :

—  … permettez ? Si on partage ce banc, j’aimerais offrir de prendre le côté des mouches…

— Pardon ?

— Oui, le côté des mouches : vous êtes à côté de la poubelle et les mouches dérangent moins un vieil hurluberlu comme moi… J’en ai trois qui se battent en duel là-haut, a-t-il ajouté en indiquant son crâne dégarni et en m’offrant pour la première fois son fameux sourire.

— Vous voulez changer de place, c’est ça ?

— Mais uniquement par courtoisie, pour vous être agréable…

Curieux, je l’ai regardé dans les yeux un moment, mais son expression était impénétrable. Renonçant à comprendre, je me suis levé pour satisfaire sa demande, puis ai repris ma lecture en espérant que la conversation s’en tiendrait là.

Mais il a sorti une canette de bière à 32 cents, l’a ouverte bruyamment — j’apprendrais plus tard que c’était de la bière sans alcool tiède, il m’en a offert à chacune de nos rencontres suivantes, mais je ne la buvais pas et la tenais à la main jusqu’au moment de rentrer chez moi et le premier coin de rue tourné je la versais dans le caniveau ; il devait bien voir que je m’abstenais, mais il n’a jamais rien dit et, aujourd’hui encore, j’ignore si je l’offensais ou si c’était une blague, ça aussi — et après en avoir avalé une gorgée, il m’a lancé :

— Alors, quoi de neuf ?

J’ai quitté mon livre à regret, tournant la tête vers lui : il me regardait d’un air jovial et expectatif. Ce vieil homme doit avoir envie de faire la conversation, me suis-je dit.

— Ben, je sais pas, pas grand-chose… Et vous ?

— Rien de neuf, vraiment ?

— Ben, non.

— Vous voulez dire qu’il ne s’est rien passé dans votre vie ces derniers temps qui vaille la peine d’être raconté ? Vous êtes bouddhiste peut-être ?

— Euh, non…

— Parce que là je comprendrais, la contemplation, c’est un truc qui me botterait bien — si fallait pas aussi faire le moine, a-t-il ajouté en clignant de l’œil. Mais pour les gens normaux comme vous et moi, faut du neuf, non ?

— Ben, si…

— Alors vous, quoi de neuf ?

J’avais eu le temps de réfléchir un peu pendant qu’il parlait et je pensais pouvoir m’en sortir :

— Eh bien, je travaille à un scénario…

— Ah oui, ça parle de quoi ?

— Ça décrit l’existence d’un jeune français à Los Angeles, qui enseigne à UCLA et aimerait écrire un scénario pour Hollywood. Il habite dans un quartier populaire et il essaye d’imaginer la vie des dames mexicaines qui traversent le jardin public en rentrant de faire leurs ménages chez les riches de Brentwood. Les grands thèmes, c’est les histoires personnelles cachées derrière l’injustice sociale, l’implication du sujet narrant dans la naissance même de la narration…

— C’est votre vie, en somme, m’a-t-il interrompu.

— Ben, si on veut, mais justement…

— C’est pas du neuf, ça, en quoi voulez-vous que ça intéresse quelqu’un ? Si les écrivains se mettent à raconter leur vie… a-t-il bougonné en se levant, manifestement perturbé.

Je me croyais bientôt débarrassé d’un fou, mais il a fait volte-face et m’a lancé :

— Demain, racontez-moi quelque chose de neuf !

Puis il s’est éloigné sans attendre ma réponse.


Le lendemain, j’étais prêt. Sur le moment, j’avais haussé les épaules et repris ma lecture sans plus penser à l’incident, mais le soir en buvant chez moi du Jack Daniel’s et de la PBR (une bière fraîche et alcoolisée), l’idée m’a frappé d’un coup : et s’il avait raison ? Et si je parlais de moi dans mon scénario parce que je n’avais rien à raconter ? Et si je buvais à ce point parce qu’il ne se passait rien dans ma vie ? Rien de neuf.

Peu à peu, d’un verre à l’autre, cette idée s’était affirmée comme une certitude et j’avais un instant contemplé la possibilité du suicide. Mais mon instinct de survie avait prévalu. J’avais avalé quelques shots de Jack de plus pour m’endormir et c’est au matin que je m’étais reposé la question : quoi de neuf ?


Ma gueule de bois n’avait duré que le temps d’enseigner mes deux cours du matin et j’avais ensuite eu toute l’après-midi pour travailler à du neuf avant de revenir m’asseoir sur le banc.

Il était déjà là, côté mouches. Il s’est tourné vers moi et a demandé sans sourire :

— Alors, quoi de neuf ?

— J’ai couché avec la femme de mon meilleur ami !

Le point d’exclamation m’avait échappé. J’étais comme un gamin qui pense que son caca est joli et qu’il va plaire à son Papa.

— C’est tout ? Mais c’est vieux comme le monde, ça, mon garçon. « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain. », c’est dans la Bible. Tu ne le savais pas ?

Vu comme ça, c’était moins excitant, ce caca. Et c’est vrai que ç’avait été assez facile : j’avais remarqué depuis un certain temps que Jessica en pinçait pour moi, et puis j’exagérais un peu en disant « meilleur ami », je ne comptais que les amis américains que je m’étais faits depuis dix-huit mois.

Ma bière tiède et sans alcool à la main, je me suis levé en jetant :

— Bon, on verra demain !

Et ça a été le début d’une grande aventure. Pendant une semaine, je suis revenu chaque jour avec une nouvelle tentative. À chaque fois, il me rembarrait :

— Quoi de neuf ?

— Je me suis battu avec un videur de boîte de nuit !

— C’est son métier !

— Quoi de neuf ?

— J’ai séduit une journaliste pour passer à la télé !

— Bienvenue à L.A. !

— Quoi de neuf ?

— Je me suis fait branler par une masseuse thaïlandaise !

— T’aimes te jouir sur le ventre ?

— Quoi de neuf ?

— J’ai séquestré mon collègue de travail !

— Ça lui a plu ?

— Quoi de neuf ?

— Je suis entré dans un gang de motards !

— T’es le combientième membre ?

— Quoi de neuf ?

— J’ai assassiné ma proprio juste pour voir comment ça fait !

— Classique !

— Quoi de neuf ?

— J’ai mangé le visage d’un clochard !

— Comme ce type en Floride le mois dernier ?

À la fin, j’en rêvais. Quoi de neuf, quoi de neuf ? croassait le corbeau qui frappait du bec à la fenêtre de mon crâne et finissait par m’arracher les yeux. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, NEUF ! me criait aux oreilles toute une armée de Bukowski, Chinaski, Cherkowski, Chabowski et ainsi de suite à l’infini, tandis que j’en restais coi.

Ma consommation d’alcool en devenait plus redoutable que jamais et ce qui devait arriver arriva : un matin, encore bourré en donnant mon cours, à la énième étudiante qui me demandait :

— Monnsieurr, comment on dit « French kiss » en français ?

j’ai roulé une grosse pelle à l’haleine de Jack et j’ai perdu mon job.


Ou plutôt :

je lui ai roulé une grosse pelle à l’haleine de Jack

elle ne s’en est pas plainte, mais une autre étudiante a considéré que c’était du harcèlement sexuel de ne pas l’avoir embrassée elle aussi et s’est plainte

le doyen m’a convoqué dans son bureau pour me donner un avertissement

je me suis excusé pour aller aux toilettes et, croyant y être arrivé, j’ai pissé dans son placard

il m’a fait expulser par les agents de sécurité

j’ai envoyé mon gang de motards labourer de leurs traces de pneus les pelouses du campus

pendant que je cassais la gueule au doyen

et j’ai perdu mon job.


Ce qu’il y a de bien, aux États-Unis, c’est que quand on fait une connerie, il suffit de dire qu’on était malade mais qu’on se soigne (avec le joker « j’ai trouvé Dieu » pour les cas difficiles), et le monde vous pardonne, ainsi que le juge. J’ai donc évité la prison en passant trois mois dans un centre de désintoxication à Santa Barbara, aux frais de mes parents que le mot « prison » avait chamboulés. Je m’y suis reposé un peu en buvant des Malibus sans alcool que l’infirmière de service acceptait toujours de ramener, pour un pourboire, à leur état normal, et en aidant de jeunes héritières à trouver des plaisirs de substitution à leur usage indu des anxiolytiques.

Je repensais de temps à autre au vieil homme et me demandais ce qu’il aurait dit de ces dernières péripéties. Pas grand-chose, sans doute : à ses yeux rien que de très banal. Je commençais d’ailleurs à lui donner raison : peu importe ce qu’on invente, la vie n’est jamais qu’une lente répétition du même. Le sexe, la violence, faits à soi-même ou à autrui. Dans mon cas, Cynthia, Claudia, Carla, et les Malibus servis par les infirmières.

Était-ce là ce qu’il avait voulu me dire ? Avais-je mal interprété son message ? Aurais-je dû accepter dès le début qu’il n’y a jamais rien de neuf, toujours les mêmes vieilles histoires qui n’intéressent que soi ? Mes trois mois terminés, je suis retourné au jardin public pour lui poser la question, mais les mouches tournoyaient seules autour du banc. Les jours suivants, même chose.

J’étais assis là à me demander si je le reverrais jamais, lorsqu’une des dames mexicaines est venue vers moi et m’a interpellé en espagnol :

— Hé, petit homme ! Tu cherches le vieux qui s’asseyait toujours ici ?

— Oui, ai-je répondu, vous le connaissez ?

— Ay, madre mia, il est mort, a-t-elle dit en se signant. Ils en ont parlé dans le newspaper, c’était quelqu’un de connu, un peintre ou un artiste, avec un nom polonais…

— Il s’appelait pas Bukowski quand même ?

— Si si, c’est ça, Charles Bukowski, pobrecito…, a-t-elle dit en s’éloignant.


En rentrant chez moi, cette après-midi-là, je me suis trouvé con. J’avais rencontré Charles Bukowski et j’avais passé mon temps à chercher du neuf, au point de rater ce qui était sous mes yeux, cette rencontre possible. Toutes mes rocambolesques aventures valaient-elles d’avoir manqué l’occasion d’un vrai rapport humain avec mon auteur préféré ? Comme le fils avec son Papa, j’avais tant voulu lui plaire que j’avais omis de le rencontrer en tant que personne. Maintenant, il était mort. Et c’est là que j’ai compris que ce qui est neuf, c’est ce qui n’existe plus.


Bantayan, 16/6/12