Antoine Bargel

Une chanson d'amour

À monsieur J. S., mon professeur.

Le soldat allemand a retiré son casque et l'a posé dans l'herbe. Ses cheveux noirs, imprégnés de transpiration, collaient à sa nuque et sur ses tempes. Il s'est accroupi au bord du ruisseau, a pris un peu d'eau dans ses mains et s'en est aspergé le visage. J'ai reporté mon regard sur sa nuque, dans le viseur de ma carabine 22 long.

Derrière lui, les chromes de sa moto Zündapp rutilaient au soleil. C'était cette moto que nous convoitions, avec les gars du maquis de Cize. Les courriers de la Wehrmacht passaient presque tous les jours sur la nationale 83, reliant Besançon et Lons-le-Saunier. En général par deux ou trois, mais parfois seuls. Nous avions guetté patiemment depuis le couvert des fourrés, entre Mouchard et Arbois, et cet après-midi de septembre 1943, l'occasion se présentait enfin.

Il était apparu seul à la sortie du virage. Il avait ralenti au passage du pont des Arsures, puis il avait tourné sur le chemin de terre et longé la rivière jusqu'à l'orée des bois, où il avait coupé son moteur.

Nous nous étions rapidement mis en position : Léon et René avec moi, Marco en couverture pour guetter l'arrivée d'autres véhicules par la Nationale. J'étais le meilleur tireur du groupe : j'étais en pointe. Arrivé à bonne distance, j'ai fait signe à mes camarades et je me suis allongé de côté dans l'herbe humide. Toujours à l'abri des buissons, j'ai armé le plus silencieusement possible la carabine Lee-Enfield modifiée en 22 que nous avions récupérée récemment, suite à un parachutage, et sur laquelle je m'étais entraîné à la ferme de Montgriffon. Puis j'ai roulé à plat ventre et j'ai pris ma cible en ligne de mire.

Je venais de poser délicatement le doigt sur la détente. J'allais prendre la longue inspiration qui devait me permettre de tirer sans trembler quand, sans que je comprenne d'abord d'où elle provenait, s'est élevée une voix mâle dans le murmure des bois : Morgen muß ich fort von hier, chantait-elle, und muß Abschied nehmen.

Avant même de voir les lèvres du soldat bouger et de réaliser qu'il s'était mis à chanter, j'avais reconnu l'air et les paroles : en un instant, je me suis revu dans le salon de mes parents, à Ville-d'Avray, en train de courir après mon ami Yehudi. « Les garçons, soyez sages ! » criait ma mère quand nos jeux trop violents envahissaient le calme du salon, où le père de Yehudi, un violoniste allemand, et le mien, un ingénieur français, disputaient une partie d'échecs tandis que du gramophone HMV à 78 tours montait la voix suave et grave de Richard Tauber : Oh, du allerschönste Zier, scheiden, das bringt Grämen.

Yehudi et son père étaient devenus nos voisins pendant l'été 1936. J'avais douze ans, Yehudi en avait dix. J'avais d'abord cru qu'il était une fille, avec ses longs cheveux noirs et bouclés, son corps frêle et son teint pâle, ses manières réservées. Je m'étais tenu à distance, cet après-midi de juillet où son père et lui étaient venus pour la première fois chez nous, mais ma mère m'avait poussé dans sa direction en disant : « Les garçons, vous pouvez aller jouer dans le jardin, je vous appellerai pour le goûter. » J'étais resté interdit devant la contradiction que représentait pour moi une créature si délicate avec la condition de garçon, fièrement et rudement assumée par moi-même et par mes congénères, à l'école ou dans les différentes activités sportives auxquelles je participais. C'est Yehudi qui m'avait tendu la main en souriant, sous les regards amusés des adultes. Alors j'avais pris sa main dans la mienne et je m'étais élancé vers le jardin : « Viens, on court ! »

Il m'avait suivi, mais une fois dehors, il s'était avéré qu'il n'aimait pas les mêmes jeux que moi. Tout ce qui impliquait une balle ou un ballon pouvait me fasciner des heures durant : je répétais contre la porte du garage coups droits et revers de tennis, je dribblais mon ballon de basket en comptant à voix haute jusqu'à mille, je traversais le jardin encore et encore, ballon de foot au pied, contournant les innombrables rangs de buissons défenseurs avant d'enfin marquer entre deux arbres, sous les applaudissements d'une foule d'écureuils en délire. J'aimais – déjà – les jeux de guerre : courir sous le feu d'un ennemi invisible, se mettre à couvert, riposter à coups de fusils-bâtons, lancer des grenades-pommes de pin, mourir héroïquement en protégeant le repli de ses camarades ou mener un assaut final pour conquérir enfin la terrasse où attendait le plateau goûter de Maman.

Yehudi aimait les personnages, pas l'action : comme il me l'avait fait comprendre dès ce premier jour (dans son français impeccable qu'un peu d'accent seulement faisait chanter, chuinter, comme doublant les mots d'un murmure secret), il fallait pour qu'un jeu l'intéresse toute une mise au point préalable. D'abord, une situation dramatique : un jeune homme amoureux d'une chanteuse d'opéra, par exemple, ou un golem qui échappe aux ordres du jeune rabbin qui lui a donné vie. Ensuite, un enjeu dans la relation entre les deux personnages : le jeune homme essaye de convaincre la chanteuse d'opéra de répondre à son amour, le jeune rabbin doit empêcher le golem de détruire toute la ville. Alors seulement, une fois le cadre bien établi et les rôles distribués, nous pouvions nous lancer dans le jeu qui était principalement un dialogue : un genou à terre, devant Yehudi qui prenait des airs coquets et hautains, minaudiers, j'énumérais les raisons qui devaient le faire céder à mes avances, en me creusant la tête pour en trouver de nouvelles ; ou tandis que je menaçais d'avancer, gargantuesque, vers un massacre de mécréants, Yehudi me retenait en invoquant les qualités rédemptrices de tel ou tel membre d'une humanité certes imparfaite, mais capable aussi de bonté. À la fin, lorsque la scène semblait avoir épuisé son potentiel, il y avait un moment de trouble : « Grand fou ! » disait la chanteuse d'opéra en battant des paupières ; ou « Mon Golem ! » disait le rabbin, la main toujours posée sur mon terrible biceps ; puis un silence s'installait.

Nos corps immobiles dans la situation où nous avait laissés l'action du drame, les yeux pétillants de Yehudi restaient rivés dans les miens et je sentais comme un vertige qui me happait vers lui. Le souffle court, j'avais envie de le serrer contre moi. C'était, en général, juste au moment où j'allais m'y décider que Yehudi bondissait en riant, lançait « Tu m'attraperas pas ! » et filait comme l'éclair. Je me jetais à sa poursuite et c'est ainsi que nous déboulions, surexcités, dans le salon si tranquille de mes parents.

« Les garçons, soyez sages ! » criait ma mère, alors nous nous calmions : je prenais Yehudi par la main et nous nous asseyions auprès de l'échiquier pour suivre la bataille amicale qui s'y déroulait. Ma mère apportait du thé et des biscuits, et la voix de ténor de Richard Tauber nous berçait, mélancolique et douce : Demain, je dois partir loin d'ici et te dire au revoir, traduisait Yehudi à mon intention, Ô mon plus précieux trésor, quelle douleur de nous séparer.

En un instant, allongé dans l'herbe froide, la crosse de la carabine pressée contre la joue droite, j'ai revu comme en rêve, ou plutôt ressenti comme l'impression que laisse, au matin, un rêve dont les événements déjà s'effacent mais dont persiste, chaude et souterraine, l'émotion qu'il a créée, ces après-midis d'été à Ville-d'Avray.

Soudain, le soldat qui chantait dans mon viseur m'est apparu non plus comme un corps quelconque dans l'uniforme de l'ennemi, mais comme un jeune homme d'à peu près mon âge : un jeune homme seul au bord d'un ruisseau, dans une clairière ensoleillée, loin de chez lui et qui chantait, d'une belle voix au trémolo contenu, la même chanson qui m'avait ému dans mon enfance interrompue.

Lui aussi, sans doute, cette chanson lui évoquait-elle un souvenir ou quelqu'un ; ou peut-être chantait-il seulement par insouciance, parce qu'au milieu des guerres et des souffrances, il reste encore le temps d'être jeune et de chanter des chansons d'amour. Quoi qu'il en soit, c'était problématique, car à présent ce jeune soldat si semblable à moi, aux cheveux noirs comme ceux de Yehudi, à la voix grave comme celle de Richard Tauber, je n'avais plus du tout envie de le tuer.

J'ai jeté un coup d'œil vers Léon qui me couvrait de derrière un buisson, un antique revolver modèle 1892 à la main, canon pointé vers le ciel. J'ai cru lire dans son regard le même désarroi qui m'avait envahi. Cela semblait aussi incongru qu'indécent, à présent, d'assassiner ce jeune homme pour lui voler sa moto. De l'abattre ainsi froidement, dans le dos, sans qu'il sache ce qui lui arrivait, alors même qu'il oubliait pour un instant, dans une chanson, ce qu'il était et ce qu'il faisait là. Le pire, je crois, c'étaient ses cheveux mouillés qui luisaient au soleil, ce soleil d'été qui irradiait toute la clairière, dans le calme d'un coin de forêt revermontoise : on se serait dit en vacances, en excursion à la rivière, entre amis, plutôt qu'à la guerre.

Je n'ai jamais su si Léon partageait mon sentiment : le soir-même, gênés, nous avons parlé d'autre chose, et quelques semaines plus tard il se faisait arrêter par une patrouille de la Wehrmacht. Peut-être son regard s'inquiétait-il simplement du temps que je prenais pour agir, alors que nous savions courir le risque d'une arrivée inopinée d'autres soldats par la Nationale. Quant à moi, en le voyant ainsi, en détournant un instant mon regard du jeune soldat allemand, la conscience de la situation m'est revenue. Nous étions là pour une raison qui n'avait rien à voir avec mes sentiments, ni avec ceux d'aucun d'entre nous.

J'ai remis l'œil au viseur, j'ai inspiré profondément et au milieu de mon expiration, j'ai tiré.

Aujourd'hui, pour mon cours de rentrée, j'ai passé à mes élèves de sixième une VHS de Richard Tauber dans Heart's Desire, le film anglais de 1935 qui a rendu célèbre la chanson Morgen muß ich fort von hier.

— Mais, monsieur, on n'a jamais fait d'allemand ! s'est exclamé un audacieux du dernier rang. On va rien comprendre !

Je leur demande de regarder d'abord les images : que se passe-t-il ? Il y a un train, des montagnes qui défilent à la fenêtre, des voyageurs que la chanson fascine. On peut déjà deviner une partie de l'histoire, il suffit d'imaginer le reste. Ensuite, je rejoue la chanson une deuxième fois en leur demandant d'écouter seulement la mélodie : est-elle joyeuse ? triste ? calme ? violente ? Quels sentiments le chanteur exprime-t-il ? De la mélancolie, sans doute : ajoutez cela au train en marche, de quoi pensez-vous que parle la chanson ? Imaginez ! Quels mots pensez-vous y trouver ? Je fais une liste au tableau : en général, les mots « partir », « tristesse », « souffrir », apparaissent, parmi d'autres du même champ lexical. Une fois le tableau rempli, j'ajoute les mots allemands correspondants : « quitter », « Verlassen », souffrir, « Grämen », etc. Alors, je leur rejoue encore une fois la chanson et je regarde leurs visages s'illuminer, un à un, lorsqu'ils reconnaissent les mots qu'ils ont eux-mêmes devinés.

— Vous voyez, en fait, vous comprenez déjà l'allemand. Il suffit d'utiliser votre imagination... On en reparlera lundi.

Les élèves quittent la classe en murmurant, certains décontenancés, d'autres les yeux luisants des nouveaux horizons qui viennent de s'ouvrir soudainement devant eux. Quant à moi, en rangeant mes affaires, je pense à Yehudi qui m'a suggéré ce petit stratagème, lorsque je lui ai dit que j'aurais, cette année, la possibilité de projeter des enregistrements vidéographiques pendant mes cours. Yehudi est plein de ce genre d'idées : que ce soit sur scène ou dans la vie réelle, il n'a de cesse que chacun, par l'imagination, se découvre. Il dit qu'imaginer, c'est se souvenir de qui l'on est vraiment.

J'ai retrouvé Yehudi à New York, en 1950, il y a bientôt trente ans. Son père et lui étaient partis pour Londres, à la fin de cet été 1936, d'où il m'avait envoyé une carte postale ; puis une autre, deux ans plus tard, avec une photo d'Ellis Island. À chaque fois, la carte était vierge et portait simplement sa signature précédée du mot « Love, ». Love, virgule. Ensuite, rien. Mon père était mort sans sourire en 1940. L'Occupation avait coulé sur nos vies sa chape de plomb.

Après avoir passé l'agrégation d'allemand, en 1950, j'ai pris deux mois pour voyager en Amérique. En attendant mon premier poste, je voulais découvrir le pays des libérateurs, ces braves jeunes gens aux mâchoires bovines qui étaient apparus chez nous un beau jour, juste à temps pour participer à la victoire finale. Après la traversée sur le Queen Mary, j'avais directement enchaîné sur une boucle Chicago-Denver-San Francisco-Houston-Atlanta, profitant des services de la compagnie Greyhound, pour revenir ensuite passer deux semaines à New York avant la traversée retour. Dans la capitale culturelle d'un pays sans culture, j'avais surtout fréquenté les musées, l'incomparable collection d'art asiatique du Metropolitan, l'essentiel de l'art moderne européen à MoMA, et les théâtres, sur l'avenue de Broadway et à ses alentours. C'est là qu'un soir, sous les traits de Stanley Kowalski dans Un tramway nommé désir, j'ai vu tout à coup apparaître mon ami Yehudi.

Je l'ai tout de suite reconnu, malgré le maquillage. Un frisson m'a traversé le corps. Il me semblait que la pièce aurait dû s'interrompre pour laisser place à nos retrouvailles, mais l'action sur scène se poursuivait, inéluctable. Dans un vertige, j'ai continué d'observer le faux Yehudi qui s'agitait devant moi. Tandis qu'il œuvrait à percer les secrets de Blanche DuBois, je scrutais le visage et les mouvements de l'acteur dans l'espoir, futile et pourtant irrépressible, d'apercevoir sous l'apparence du personnage un peu de ce qu'il était devenu, dans la vie.

À la fin de la pièce, comme hypnotisé, je suis sorti du théâtre et j'ai marché longtemps, dans les rues de Manhattan, sans savoir précisément quelle était la question dont je cherchais obstinément la réponse. Le lendemain, j'étais de nouveau dans le public, puis le surlendemain encore, le cœur toujours battant, l'esprit toujours aussi vide.

Le troisième soir, quand je suis sorti dans la rue, Yehudi m'attendait sur le trottoir : démaquillé à la va-vite, un manteau noir jeté sur son costume, il me perçait de son regard, immobile parmi la foule qui se hâtait autour de nous. Je me suis approché et sans un mot, je lui ai pris la main.

— Viens, on court !

Et nous voilà partis dans la nuit, slalomant entre les passants, comme deux enfants heureux de se retrouver. Un peu plus tard, dans un club du quartier qui résonnait du saxophone de Charlie Parker, on s'est raconté ce qu'il fallait de nos trajectoires, l'essentiel. Face à face dans la lumière rose et tamisée, quelques mots, une esquisse, suffisaient à nous comprendre. La guerre était loin et pourtant, nous portions en nous sa marque indéfectible, comme une éducation, une force muette.

À la fin, après avoir hésité un moment, j'ai évoqué le soldat allemand que j'avais tué dans la clairière entre Mouchard et Arbois, un jour d'été ensoleillé. J'ai dit le souvenir, l'impression qui m'avait envahi quand la chanson de Richard Tauber s'était élevée au moment où j'allais tirer. Et c'est là, lorsque je me suis tu, laissant entre nous un silence assourdissant qu'emplissaient les déchirements cuivrés d'After You've Gone, que Yehudi s'est penché vers moi et m'a embrassé pour la première fois.

(Cette nouvelle a d'abord paru dans la revue Harfang, Novembre 2016.)