Antoine Bargel

Comment écrire un poème par jour

(Cet article a d'abord accompagné la publication sous forme de blog du Demi-journal, tome 3 (2022-2023), projet récurrent impliquant l'écriture d'un poème un jour sur deux (seulement !), parti pris qui ne manquait pas de soulever quelques questions théoriques ici enfin résolues.)


À notre époque technologique et hyperconnectée, la rapidité est essentielle : même les poètes, face à l'insatiable appétit de leur clique virtuelle, doivent produire toujours plus et sans attendre comme autrefois les caprices de la muse. Lukács et Jdanov en avaient rêvé, Antoine Bargel l'a fait : le poète est désormais productiviste ou il n'est pas !

Mais fait encore défaut à cette irrépressible conquête de l'espace (de cerveau disponible, s'entend) une méthode, voire un bréviaire, pouvant guider les jeunes gens souhaitant rejoindre la marche joyeuse du progrès, contribuer à l'hallucination collective d'une société qui sera bientôt intégralement poétique.

C'est à cela qu'après vingt ans passés à parfaire son outil, disposant à présent du loisir propice à la rédaction d'un tel manuel et, comme il se doit, recevant chaque jour davantage de sollicitations de ses estimés collègues l'implorant de partager avec eux son savoir, l'auteur de ces lignes reconnaît la nécessité de consacrer quelques minutes.

Voici donc ses conseils condensés :

1. Faire le minimum

C'est évident, quand on n'a pas le temps, il faut volontairement limiter son ambition. Pas question de chercher à faire grand ou grandiose : dès l'obtention d'un poème, arrêtez-vous ! Gardez le reste pour demain.

Mais qu'est-ce que le minimum ? Autrement dit, comment sait-on avoir produit son poème journalier ?

2. Savoir identifier un poème

Un poème est un ensemble de mots qui produisent une impression. Ceci dit, il n'est pas le seul : tous les textes répondent d'une certaine manière à cette définition. Est-ce le type d'impression produite qui le distingue ? Mais une idée, un sentiment, une analyse, une injonction, une régulation administrative même, susceptibles tous d'occasionner un poème, peuvent advenir aussi sous d'autres formes. Est-ce la musicalité, la rime ? Une chanson alors ferait très bien l'affaire, tout comme les slogans des publicités et manifestations, qui démontrent très bien l'importance des sonorités pour transmettre avec force un message. 

Alors ? Il faut que le poème paraisse ne pouvoir produire son impression que sous cette forme précise, que seule cette forme semble à même de produire une impression inaccessible autrement.

3. Faire vite

Si la définition précédente ne pose, avec du temps et du papier illimités, de difficulté à personne, le poète productif ne dispose que de vingt-quatre heures, moins les pauses nécessaires à sa persistance physique jusqu'au lendemain. Sa compétence principale consistera donc à savoir aller au plus court : dès l'ébauche d'une forme impressive quelconque, vite, le poète prépare sa sortie. Une formation adéquate lui est proposée, des évaluations régulières effectuées par l'autorité de tutelle. À terme, sa capacité à produire au rythme imparti constituera un critère de validation autonome.

Cependant, comment s'assurer alors qu'il produit bien des poèmes ?

4. Savoir identifier un poème

Sous son apparence tautologique, ce nouveau point est en réalité le lieu d'une transposition radicale : ce n'est plus le poète qui juge de la nature poétique de sa production, mais bien les lecteurs réunis en comité ad hoc, comme il sied en démocratie populaire. Ceux-ci s'examineront avant, pendant et après la lecture du présumé poème, à l'affut de toute impression originale suscitée en eux par une forme jamais vue au préalable, et noteront leur satisfaction sur une échelle de 1 à 10, avant de faire passer le formulaire au voisin.

Ne restera plus qu'à établir des moyennes, ce dont l'Office régional de statistique compétent se chargera de manière hebdomadaire, mensuelle et annuelle, puis à déterminer le seuil de qualification permettant au poète de continuer à se dire poète. Afin de conduire une politique planifiée durable, l'auteur de ces lignes recommande au législateur l'usage d'une limite flottante calculée en vue d'obtenir, à chaque instant, la proportion de 10 poètes pour 100 000 habitants, qui paraît largement suffisante.