Antoine Bargel

Remarques brèves sur le poème

(Cet article a d'abord été publié en postface à Une année difficile, KDP, 2021.)


Cette chose futile et rare qu’on nomme poésie, je la pratique depuis mes dix ans. J’entends par cela que je lis et j’écris, depuis un quart de siècle, des poèmes. Je devrais donc avoir une petite idée de ce que j’ai fait et pas fait, et pouvoir décrire cette idée.

Mais en y réfléchissant, cette petite idée ne saurait être autre chose qu’une description de la naissance d’un poème, expérience répétée d’où s’esquisse une ombre de généralité. J’entrevois alors mon idée de la poésie comme étant un processus où une définition se double d’une action pour donner lieu à un mouvement de pensée.


1) La définition qui précède l’action n’est guère plus que la reconnaissance d’un état, un hochement de tête à ce qui est. Aussitôt, cette présence de la chose appelle un mouvement, action ou réaction, qui s’y mêle et provoque l’entrelacs du poème.

Loin d’être analyse ou synthèse, la définition est un silence opposé à la chose, visant à s’en imprégner dans son immédiateté, sa complétude, son arbitraire, sa contingence. Il n’y a pas de sujet qui ne se prête à cette attitude : la courbure du poignet d’un être aimé aussi bien que le cours de la bourse figurent parmi ceux que j’ai traités. Il n’y a pas non plus de limite à la répétition, comme Monet avec les cathédrales, pour peu qu’on ne se lasse pas des cathédrales : l’infinie variation du temps est un sujet inépuisable.

À l’origine de cet acte de définition, il y a un intérêt qui confine à l’amour : souhait de soumettre son esprit entier, fût-ce temporairement, à l’objet du regard. C’est ainsi qu’en général, seul le sentiment romantique suscite chez l’amateur le désir d’écrire un poème. Il faut la perversion du professionnel pour offrir aussi entièrement son esprit à des objets variés.

Mais pour que l’on prenne son carnet et son stylo, il faut déjà qu’à ce silence intérieur de la définition ait répondu, comme naissant de sa cuisse, une émotion, c’est-à-dire un mouvement.

C’est une forme d’action qui précède son accomplis-sement : un mouvement de pensée qui résonne harmoniquement, tinte clair, sonne juste et qu’alors l’on écrit. Comme il n’y a de pensée qu’avant le langage, les mots sortent tout seuls, déjà essentiellement nécessaires à l’accomplissement du mouvement de pensée dont ils marquent la fin. (Demeure seulement le temps de les écrire.)

La justesse de la définition détermine les possibles de l’action et il arrive aussi bien qu’une contemplation insuffisante ne donne naissance qu’à un regret, à la fausse impression qu’un poème possible nous échappe, ou que d’autre part l’on reste silencieux des années durant face à l’objet qui fait mûrir en nous un poème jusqu’alors impossible.

Quant aux formes que prend l’action, elles sont aussi variées qu’il y a de poèmes originaux et de poètes sincères. C’est ce qui fait qu’il s’agit d’un art, dont l’histoire et les perspectives ne m’occupent pas ici. De plus, je ne découvre qu’intérieurement, aux étapes d’un cheminement artistique personnel que j’espère non encore achevé, ce que de ces actions je pourrai avoir à connaître et peut-être à comprendre.

Plus que l’action elle-même, c’est alors le mouvement de pensée du poème tel qu’il est lu qu’on pourrait décrire de manière générale, non pour ce qui fait son essence (qui ne souffre pas de généralité), mais, après avoir évoqué ce qui le constitue, pour ce qui distingue le poème parmi les objets sociaux, en particulier parmi les autres objets de langage.


2) Un poème se présente au lecteur comme un mouvement de pensée. En tant que tel, il est pourvu d’une longueur et d’une vitesse. De plus, il n’est pas rectiligne, mais susceptible au contraire de former d’étonnantes arabesques. Enfin, il se définit par une exigence d’autonomie, c’est-à-dire d’exister par lui-même, accessible sans décodage, affichant tout ce qu’il est et rien de ce qu’il n’est pas, tout cela limité par des marqueurs explicites qui l’encadrent dans l’espace et dans le temps.

La musique dans le poème est soit un accident superflu, soit l’expression d’une pensée juste. En resserrant les potentialités vocales de la parole, il s’agit de limiter les écarts de pensée : de n’articuler que le nécessaire. (Il est cependant des situations où beugler une musique insensée constitue la seule pensée juste possible.)

La musique n’est donc pas un élément fondamental du poème, si ce n’est que son rythme définit la vitesse du mouvement de pensée dans le cadre d’une longueur donnée (rythme du compte des syllabes, mais aussi de leur longueur vocalique), et que ses colorations (ou mélodies) sont un élément du sens au même titre que la syntaxe et la sémantique, définissent donc la forme du geste ou du pas de danse dont se compose, fonda-mentalement, dans l’ordre de la pensée le poème.

Évidemment, la beauté ne se dissèque pas ainsi et c’est une horreur de parler de poésie en ces termes, plutôt que d’apprécier la beauté de poèmes particuliers. Cette explication, de fait, ne vaut que pour qui ne se satisferait pas de lire plutôt des poèmes. Pour qui n’en comprend pas l’utilité. Et parfois pour le poète qui se demande quel est son rôle dans la cité, puisqu’on lui fait sentir bien souvent que celui-ci n’est pas clair ou semble inexistant.

Or il ne s’agit pas de s’inventer un rôle, ni de souhaiter une guerre afin qu’il faille encore à coups de poèmes refonder l’unité nationale. Non. Un simple mouvement de pensée n’a d’autre rôle que de fournir à la pensée l’occasion de se déployer. Il n’y a pas d’exercice collectif de la pensée. Il faut accepter la grandeur et l’humilité de cette fonction solitaire et artisanale, primordiale, éternel-lement inactuelle.

Le sens du mouvement de pensée dépend à chaque fois de ce qui est dit. Si le poème est libre de toute contrainte autre que celle de sa propre existence en tant que poème, il n’en existe pas moins sur le plan du langage en général, courant ou soutenu selon les goûts, dont il ne se distingue jamais a priori (et de quel droit ?), mais parfois voire souvent a posteriori, du fait d’avoir isolé un segment du langage et d’en avoir fait un objet d’art, un peu comme on monte des blancs d’œufs en neige.

De même, un arbre n’a pas d’autre fonction que d’être un arbre. Il étire certes ses branches vers le soleil, mais c’est sans espérer l’atteindre. Il est le lieu de très beaux échanges gazeux, mais c’est une économie, pas une fonction (un poème aussi peut avoir des amis sans pour autant se définir par eux). Il donne de l’ombre et c’est bien agréable en été, mais quand bien même on l’aurait planté à cette fin, l’arbre lui-même ne croîtrait que dans le simple but d’être un arbre. La vie, dont le poème est une manifestation, ne s’explique pas autrement. Le poème est la parole qui du monde fait naître l’esprit.


3) Un poème ne sert aucun objectif rhétorique : ni convaincre, ni expliquer, ni transmettre. Si ce n’est l’objectif à la fois esthétique et éthique d’être juste (sonner juste et penser juste, ce qui dans ce cas ne va pas l’un sans l’autre).

Une personne de mauvaise foi peut détruire un poème sans difficulté. Un poème ne se défend pas (même s’il coupe parfois, de s’être tant aiguisé au ressac de la pensée). Il s’adresse aux personnes de bonne foi, repré-sentant lui-même un effort de bonne foi.

Il est en cela à la fois inférieur et supérieur à toute autre forme de discours.

En termes taoïstes, un poème est tout-puissant, car il ne combat personne et partant, nul ne peut l’atteindre.

Mais cette toute-puissance s’accompagne d’une exigence, pour ne pas être solipsisme. Il ne s’agit pas de dire n’importe quoi sous prétexte que la poésie n’aurait pas d’importance ; au contraire, c’est de n’avoir pas d’importance qui impose au poème de viser à chaque instant une parole indispensable.

Davantage : dans le Tao, celui qui ne combat pas et qu’on ne peut donc atteindre, c’est le prince, que distingue le souci du bien commun. De même, la parole juste du poème se distingue par un oubli de soi (même lorsqu’on surfe sur la vague d’une émotion personnelle) au profit de ce qui fera sens à un autrui qui n’est ni là, ni maintenant, ni ailleurs, ni autrefois ou demain.

Constat qui n’est, bien entendu, pas prescriptif. Il ne s’agit pas comme un publicitaire de chercher à servir l’autre et ses désirs anticipés, mais d’une exigence intérieure qui s’exprime d’une manière toujours personnelle — c’est-à-dire à travers la recherche toujours personnelle des sonorités justes mêlées aux pensées justes (plus que mêlées : intrinsèquement indissociables).

Si d’autres objets de langage sont également les lieux de mouvements de pensée, le poème seul ne poursuit pas d’autre but que de parfaire, en le répétant, cet acte fondateur de l’humanité où le sujet pensant se découvre, à mesure qu’il s’essaye, pourvu de capacités infinies, laborieusement conquises et pouvant bénéficier à tout autre sujet.

Le poème est un acte individuel gratuit, mouvement de pensée par lequel se révèle, peu à peu, l’étendue collective de l’esprit humain.


Ces remarques, nées d’un besoin d’exister socialement, je les échangerais volontiers contre un poème ; mais ne saurais les en faire suivre, tant l’usage du langage y est autre. Il faudra d’abord rester quelque temps silencieux.