Sur l'écriture

Carnets

(Extrait d'un examen de doctorat en Langues et Littératures Romanes présenté à l'University of Oregon en 2008, où s'exprime une certaine gêne vis-à-vis de la lecture critique universitaire et s'esquissent des réflexions futures sur la lecture et l'écriture.)

la critique est toujours historique ou prospective : le présent constatif, la présentation de la jouissance lui est interdite1

Réfléchir sur la lecture implique de questionner l’acte critique : la possibilité d’un discours portant sur des lectures ou en provenant. D’abord parce que sans ce type de discours (qui inclut, au-delà des “critiques” spécialisées, toute opinion exprimée sur un livre), chacun ne pourrait approcher de la lecture que sa propre expérience, sans espoir de partage. Ensuite car, si l’on en croit Barthes, mon présent discours ne saurait, non plus, présenter l’objet de ma réflexion.

Mon intention première, pour ce travail, était en effet d’esquisser une description phénoménologique de l’acte de lecture. J’imaginais qu’avec méthode, il serait possible de conceptualiser au moins certains aspects de l’expérience concrète, vécue de la lecture, « à l’intersection de mes expériences et à l’intersection de mes expériences et de celles d’autrui »2. Cependant, à mesure que s’additionnaient mes efforts, introspectifs et comparatifs, à l’écoute de ma pratique et des expressions d’autrui, s’est affirmée peu à peu la notion que la lecture, telle que je voulais la considérer, constitue un inter-dit, c'est-à-dire « est interdite à qui parle, comme tel, ou encore [ne peut] être dite qu’entre les lignes »3.

Cet essai est donc en partie l’histoire d’un échec. Si j’imagine toujours ce que pourrait être une telle description, si à force de l'imaginer, la notion intérieure que j'en forme s'enrichit sans doute, je n'envisage plus de la représenter ici par un discours. Peut-être la seule manière de se re-présenter la lecture est-elle d'en répéter l’expérience : pour soi-même, en relisant (qui est aussi lire autre chose), à l'intention d'autrui, en écrivant4.

Reste l’entre-les-lignes. Considérant qu’en partie au moins le discours critique provient de l’expérience de lecture, sans doute en dit-il quelque chose, malgré lui, ou en dépit de son propos.

Je commencerai par examiner quelques conceptions de la lecture et du lecteur, telles qu’elles se dessinent dans les entreprises théoriques de Riffaterre, Iser, Fish et Jauss. Travail principalement en négatif, qui tente finalement d’évoquer ce que le lecteur n’est pas, en observant ce que l’on dit qu’il est : c'est-à-dire les différents lecteurs fictifs qui sont construits pour les besoins de la théorie littéraire. Au terme de ce bref parcours critique, j’essayerai d’évoquer quelques pistes pour une autre vision de la lecture.

le lecteur est un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie5

La dernière grande entreprise théorique dans les études littéraires était fondée sur la notion de Texte, conçu généralement comme « un code limitatif et prescriptif »6, qui « fonctionne comme le programme d’un ordinateur »7 et contrôle entièrement la lecture, laquelle est comparée à « l’exécution d’une partition »8. La lecture revient alors à un traitement univoque du Texte : lorsque Riffaterre pose pour principe de « ne fonder l’explication que sur les éléments dont la perceptibilité est obligatoire », il se crée une fiction de lecteur comme récepteur, d’une « docilité absolue »9, de faits linguistiques.

Ce mouvement théorique, connu pour avoir également exécuté l’auteur, revendiquait en contre partie de donner au lecteur la première place : « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur »10. Cependant, même ses succédanés les plus ouvertement occupés du lecteur se limitent pareillement à la création de lecteurs fictifs. Ainsi, le « lecteur implicite » de Wolfgang Iser

embodies all those predispositions necessary for a literary work to exercise its effect – predispositions laid down, not by an empirical outside reality, but by the text itself. Consequently, the implied reader as a concept has his roots firmly planted in the structure of the text ; he is a construct and in no way to be identified with any real reader.11

Le lecteur implicite12, contenu dans le Texte, se résume en fin de compte à une structure textuelle étrangère au lecteur réel. Il y a donc un malentendu dans l’emploi du mot « lecteur »13, puisqu’il ne s’agit encore que de décrire un potentiel de lecture « programmé » par le Texte. C’est dans un second temps qu’Iser effectue le transfert de ces déterminations au lecteur réel :

No matter who or what he may be, the real reader is always offered a particular role to play, and it is this role that constitutes the concept of the implied reader.14

Cette relation, outre qu’elle limite l’observation de l’activité du lecteur réel à ce cas particulier d’un rapport au narrataire, demeure en elle-même problématique. Dans sa description du concept d’Iser, Antoine Compagnon donne ainsi pour exemple l’incipit du Père Goriot, qui présente une adresse au lecteur : « vous qui tenez ce livre d’une main blanche, vous qui vous enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant : Peut-être ceci va-t-il m’amuser. » Pour Compagnon, « l’auteur implicite s’adresse au lecteur implicite (ou le narrateur au narrataire), jette les bases de leur accord, pose les conditions de l’entrée du lecteur réel dans le livre ». Mais, la distance historique et le fait que tout lecteur n’a pas les mains blanches, ni un fauteuil moelleux à disposition, s’opposent à cette équivalence entre lecteur implicite et lecteur réel. En tant que lecteur, j’imagine plutôt le lecteur idéal que Balzac avait à l’esprit en écrivant ces lignes, et cette visio15n s’ajoute aux diverses images qui composent ma lecture : cela peut sans doute inscrire l’œuvre dans un contexte historique et social qui déterminerait ma lecture, mais l’ampleur de cette détermination n’est pas fixe et peut être nulle. Il n’y a donc aucunement détermination directe ni univoque du lecteur réel par le lecteur implicite.

Le concept de lecteur implicite ne permet pas de décrire l’activité du lecteur réel. La prédominance du Texte, comme matériau linguistique déterminant totalement l’expérience de l’œuvre, s’oppose à l’introduction de tout élément de subjectivité de la part du lecteur. Une remise en cause de cette définition du Texte semble donc nécessaire pour introduire le lecteur réel dans l’espace théorique. Au lieu de considérer le Texte dans la matérialité simultanée de ses éléments linguistiques, Stanley Fish propose ainsi d’en faire une description suivant la temporalité de la lecture :

I challenged the self-sufficiency of the text by pointing out that its (apparently) spatial form belied the temporal dimension in which its meanings were actualized, and I argued that it was the developing shape of that actualization, rather than the static shape of the printed page, that should be the object of critical description.16

Le regard critique se déplace ainsi du texte en tant qu’objet imprimé et analysable synchroniquement, au processus d’actualisation temporellement successif de sa lecture. Le sens d’un texte n’est plus une entité objective observée par un regard extérieur, mais un événement de perception interne à l’observateur.

Fish ne va pourtant pas jusqu’à introduire une variabilité subjective de cet acte de lecture. S’il attribue au lecteur une co-responsabilité dans la production du sens, à part égale avec le texte, ce dernier demeure un objet unique et déterminé qui garantit l’uniformité des réactions de lecture. Afin de neutraliser les différences observables dans l’interprétation des textes, Fish postule ainsi un niveau de lecture partagé par tous les lecteurs, indépendamment des différences d’éducation et de culture, qu’il rapproche de la notion de « compétence linguistique » de Chomsky17. Selon ce modèle, les variations interprétatives proviennent de la traduction, selon les divers présupposés théoriques adoptés par chaque lecteur, d’une expérience de lecture unique.

Cette hypothèse réduit l’expérience de lecture descriptible à un processus syntactique, le texte déterminant un développement temporel du sens selon des modalités prédéterminées. Le lecteur fictif de Fish est ainsi un pré-lecteur partagé par tous, défini comme une catégorie universelle de perception davantage que comme une pratique concrète, dont la conscience se limiterait à l’organisation temporellement linéaire d’unités de texte à la signification univoque. Entreprise d’abord comme émancipation envers le formalisme, cette démarche revient en fin de compte à limiter l’expérience de lecture aux effets d’un Texte dont la suprématie demeure inaltérée.

Fish prend conscience de cette contradiction ; Is There a Text in This Class est l’histoire de ses évolutions théoriques vis-à-vis de ce problème central dans la théorie de la lecture : qui du texte ou du lecteur détermine l’expérience de lecture ? Sachant que le texte se présente comme un objet matériel déterminé permettant un jugement de vérité sur ses interprétations18, mais que son appréhension subjective par chaque lecteur en interdit une description complète et unique, aucun des deux pôles de la rencontre ne semble pouvoir revendiquer une totale autonomie, ni accepter de manière formelle la participation de l’autre. C’est dans cet esprit que Fish en vient à refuser la dualité entre texte et lecteur, en les subsumant dans la notion de « communauté interprétative » :

the act of recognizing literature is not constrained by something in the text, nor does it issue from an independant and arbitrary will ; rather, it proceeds from a collective decision as to what will count as literature, a decision that will be in force only so long as a community of readers or believers continues to abide by it.19

Le texte possède bien des caractéristiques formelles, mais celles-ci comme l’ensemble des réactions du lecteur n’existent qu’en fonction d’une attitude ou démarche interprétative déterminée par une communauté sociale et historique. Si l’étude de la forme d’un texte et celle de l’expérience du lecteur ne sont que différentes approches visant à décrire un même phénomène, l’essentiel pour Fish est ce qui les conditionne toutes deux, à savoir le « modèle interprétatif »20 adopté par un groupe donné.

La poursuite d’un modèle théorique amène à en éliminer les termes. On s’éloigne d’une analyse, même partielle, de l’acte de lecture proprement dit, pour se pencher sur les conditions qui rendent possible la lecture comme interprétation des textes. La « communauté interprétative » de Fish est ainsi à rapprocher de la notion d’ « horizon d’attente » proposée par Jauss.21 Ce dernier étant compris comme « un ensemble d’attente[s] et de règles du jeu avec lesquelles les textes antérieurs ont familiarisé [le lecteur] et qui, au fil de la lecture, peuvent être modulées, corrigées, modifiées ou simplement reproduites »22, dans les deux cas, l’expérience de lecture est comprise par le biais d’un ensemble de valeurs, historiquement déterminées et partagées par un groupe, qui déterminent sa réalisation. Fish insiste sur leur antériorité à l’expérience, voire même à l’existence du texte, tandis que la perspective historique de Jauss le conduit à percevoir les diverses actualisations du texte, selon l’horizon d’attente de chaque époque, en relation négative avec sa première réception.

L’expérience individuelle de la lecture est réduite, au moins pour un temps, à un cas particulier de la réception collective :

le problème de la subjectivité de l’interprétation et du goût chez le lecteur isolé ou dans les différentes catégories de lecteurs ne peut être posé de façon pertinente que si l’on a d’abord reconstitué cet horizon d’une expérience esthétique intersubjective préalable qui fonde toute compréhension individuelle d’un texte et l’effet qu’il produit.23

Sans nier la possibilité d’une réception subjective, ou pour ainsi dire « isolée » de l’œuvre, Jauss la subordonne intégralement aux circonstances historiques et sociales qui l’entourent. L’étude de la réception est donc avant tout une forme d’histoire littéraire, de philologie modernisée au contact du marxisme : l’24 des horizons d’attente s’inscrit dans l’histoire générale et considère l’individu, prioritairement voire exclusivement, dans sa dimension sociale. Le lecteur théorique de Jauss se rapproche ainsi d’un « type » désincarné, rassemblant les caractéristiques idéologiques d’une époque.

Mais ce lecteur fictif n’est pas pour autant un lecteur moyen (qu’il serait d’ailleurs difficile de définir), mais étant constitué par l’ensemble des expressions écrites et élaborées de réceptions individuelles, ainsi que par les caractéristiques sociales et historiques d’une communauté donnée, il se rapproche plus ou moins ouvertement du lecteur savant, porteur du savoir et de l’idéologie officiels d’une époque. Si l’on prend pour exemple un article de Jauss sur Apollinaire, le 25propos n’interroge pas les modalités d’une expérience esthétique du texte, mais se fonde sur des connaissances académiques traditionnelles pour décrire ses potentiels interprétatifs. La première phrase indique le ton :

Apollinaire’s lyrical production of the year 1912 marked the threshold to a new wave of modernism, which would henceforth be caracterized by the concept of the avant-garde ; this concept designated a significant departure from the centuries-old « Querelle des Anciens et des Modernes ».26

Je doute que ni Apollinaire ni la majorité de ses lecteurs ait vraiment eu la Querelle en tête. La théorie de la réception semble ne faire qu’instrumentaliser l’idée de lecteur pour renouveler le support théorique de l’histoire littéraire classique. Si le fait est courant que les professionnels de la lecture en réduisent l’expérience à leur pratique spécialisée, le pendant théorique de cette attitude est la substitution de l’expérience esthétique par une herméneutique de l’œuvre d’art27.

Le discours critique devient donc une étude des interprétations, qui à l’élaboration de nouveaux discours interprétatifs au contact des sciences humaines et de la philosophie, peut comme c’est le cas pour Jauss ajouter une perspective historique, et se pencher sur l’évolution de ces discours. Attitude qui ne serait nullement problématique si elle ne s’accompagnait du préjugé théorique que l’expérience de la lecture équivaut entièrement à ce travail intellectuel.

Les différents modèles de lecteurs fictifs examinés jusqu’ici montrent en effet autant de tentatives pour réduire l’expérience du lecteur à la mise en pratique des aspects du texte littéraire privilégiés par chaque courant critique, qu’il soit formaliste ou philologique. L’expérience de la lecture correspondrait ainsi exclusivement au parcours critique du lecteur universitaire, conçu comme une approche herméneutique rationnelle et fondée sur des présupposés théoriques stables. Mais avant de se prêter à interprétation, la lecture est un acte d’imagination : c'est-à-dire qu’elle correspond à un mode d’être qui est celui de l’imaginaire. Une telle formulation ne dit pas grand-chose sur la manière dont un texte écrit provoque cette activité mentale particulière. La distinction qu’elle apporte, cependant, réside dans le fait que l’imagination est par nature non-réflexive : on ne peut en même temps imaginer quelque chose et s’observer soi-même imaginant. On retrouve l’idée que la réflexion, l’interprétation – la critique – est toujours seconde, n’existe pas comme démarche mentale dans le même temps que la lecture (conçue comme un plaisir, au présent, de l’imaginaire). De plus, l’état d’imagination comme présence non-réflexive, sans conscience de soi, implique une forme d’absence à soi : comme si un regard intérieur, qu’on pourrait appeler « conscience », se portant sur un objet imaginaire, s’absentait de son origine, « moi ». Le lecteur est transporté dans un monde imaginaire, délaisse provisoirement son moi individuel pour d’autres moi en d’autres circonstances.

Cette conception rend difficile un discours sur l’expérience de lecture, en ce qu’elle se dérobe à l’examen réflexif, qui ne peut s’en approcher que par la mémoire. Elle permet cependant de parler de la lecture en tant que pratique. De ce point de vue, l’état d’absence à soi qui la caractérise invite à un rapprochement avec la pratique méditative ou religieuse. Brian Stock décrit ainsi l’usage de la lecture comme exercice spirituel chez les Chrétiens du haut Moyen-Age, en particulier Saint-Augustin, qui associaient communément la lecture à la méditation :

When medieval authors spoke of lectio et meditatio, they referred to oral reading that was followed by silent meditation. […] Silence was considered to be an integral part of sacred reading, just as oral reading was the entry point to meditative silence. […] meditative silence implied a nonperceptible presence : the absence of sound, which is perceived by the senses, was a confirmation of this presence […] To proceed from lectio to meditatio was thus to ascend from the senses to the mind. 28

Dans ce contexte religieux, la « présence imperceptible » est la présence divine29. Rien n’empêche cependant de la comprendre comme une présence de l’autre, ce qui ferait de la lecture une expérience de la relation éthique décrite par Levinas: on s’y absente à soi-même pour se faire otage d’un autre imaginaire30 : « miracle fécond d’une communication au sein de la solitude »31.

Concernant la nature de l’expérience de lecture, la distinction primordiale est ici entre le moment de lecture orale, où le lecteur (auditeur) est plongé entièrement dans l’image, et celui de la méditation silencieuse, où il contemple le sens de ce qu’il vient d’entendre. Le passage de la lecture orale à la lecture silencieuse représente ainsi pour Stock un changement radical de perspective.

With the widespread practice of silent reading, the sound of the reading was reduced to an inward murmur or disappeared altogether from aural perception, so that only one type of silence remained – the silence of reading itself. The history of silence thus began a new chapter, in which the subject had the impression that reading and thinking were a single, continuous process. For the reflective reader, the text and the self became interdependent, as they appear to be in Montaigne32.

La lecture silencieuse telle que nous la pratiquons serait donc la superposition de deux phénomènes auparavant distincts, ou tout au moins l’impression d’une telle superposition. L’aspect contemplatif de la lecture, qui pouvait concerner tout un chacun, disparaît au profit d’un aspect analytique, réservé au lecteur « éduqué ». Stock rapproche en effet cette évolution du développement de l’humanisme, et de son intérêt pour l’établissement d’édition correctes des textes anciens, ainsi que de méthodes pour justifier leur interprétation. Ces pratiques définissent un usage des textes restreint à un public savant, tandis que la lecture allégorique, pour la fable, suivie d’une méditation visant à se l’approprier, était accessible à tous.

L’observation de cette forme de lecture rituelle ou sacrée permet ainsi de distinguer diverses pratiques de la lecture : la lecture interprétative d’une part, et la lecture imaginative ou contemplative d’autre part. Même dans un contexte laïc, et en dépit du déséquilibre entre les deux conceptions dans le monde intellectuel contemporain33, cette distinction peut être réaffirmée à titre d’hypothèse. L’identification entre lecture et pensée, entre le texte et le soi, ne semble pas être complète : il reste à interroger cette relation dans une optique contemporaine. Si la lecture a encore un avenir, il requiert peut-être une prise de conscience de sa nature réelle en tant qu'activité intérieure, bien loin de l'interprétation transparente d'un programme d'ordinateur.

***

NOTES

  1. Roland Barthes, Le Plaisir Du Texte (Paris Seuil, 1973), 37.
  2. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (Paris : Gallimard, 1945), XV.
  3. Jacques Lacan, Ecrits (Paris : Seuil, 1966), cité par Barthes, op. cit., 36.
  4. Pour un exemple d’écriture qui ne serait cependant pas étranger à la critique, voir Renato Serra, « Ringraziamento a una ballata di Paul Fort », in Scritti letterari, morali e politici (Torino : Einaudi, 1974).
  5. Roland Barthes, Le bruissement de la langue (Paris : Seuil, 1984), 67.
  6. Michael Riffaterre, La production du texte (Paris : Seuil, 1979), 11.
  7. Ibid., 8.
  8. Ibid., 11. L’instrument préféré de Riffaterre est sans doute le piano mécanique.
  9. Ibid., 12.
  10. Roland Barthes, op. cit., 67.
  11. Wolfgang Iser, The Act of Reading : A Theory of Aesthetic Response (Baltimore: The Johns Hopkins University Press, 1978), 34.
  12. Analogue au concept de « narrataire », voir par exemple Gerald Prince, « Introduction à l’étude du narrataire », Poétique, 14 (1973), 178-196.
  13. Dans l’expression « reader-response criticism » par exemple. En Français, « théorie de la réception » poserait le même problème, mais s’applique plutôt aux travaux de Jauss, dont je traiterai par la suite.
  14. Wolfgang Iser, op. cit., 34. On peut se demander ce qu’Iser entend par l’alternative « who or what ».
  15. Antoine Compagnon, Le démon de la théorie (Paris, Seuil : 1998), 161.
  16. Stanley Fish, Is There a Text in This Class ? (Cambridge, Massachusetts, Harvard UP : 1980), 2.
  17. Ibid., 5.
  18. C'est-à-dire un jugement purement négatif : est « vraie » toute interprétation qui n’est pas fausse de manière démontrable (incohérente).
  19. Ibid., 11.
  20. Ibid., 13.
  21. Egalement de celle de « répertoire » chez Wolfgang Iser, op. cit., 68.
  22. Hans-Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception (Paris , Gallimard : 1978), 51.
  23. Ibid., 51.
  24. L’influence de la philosophie politique sur la grande vague théorique des années 60-70 serait par ailleurs intéressante à retracer.
  25. Hans-Robert Jauss, “1912: Threshold to an Epoch. Apollinaire's Zone and Lundi Rue Christine,” Phantom Proxies: Symbolism and the Rhetoric of History, Yale French Studies (New Haven: Yale University Press, 1988). L’article d’Iser sur Ulysses de Joyce fournit le même type d’argument, cf Wolfgang Iser, “Patterns of Communication in Joyce's Ulysses,” A Companion to James Joyce's Ulysses (Boston: Bedford Books, 1998).
  26. Hans-Robert Jauss, article cité, 39.
  27. Jauss, comme Iser, est ainsi influencé par Gadamer, à qui il emprunte la notion d’ « horizon » : cf. Hans-Georg Gadamer, Truth and Method (London: Continuum, 1975).
  28. Brian Stock, After Augustine: The Meditative Reader and the Text (Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 2001), 15-16.
  29. Que nous pensions la littérature depuis une civilisation fondée sur des religions du Livre n’est pas sans importance : on peut se demander si l’idée moderne de « littérature » ne provient pas d’un phénomène de laïcisation du Livre, par la multiplication des livres.
  30. Que cet autre soit l’auteur, les personnages, soi-même en tant qu’autre (que « lecteur » dans un sens à définir), demeure une question.
  31. Marcel Proust, Sur la lecture (Paris : Actes Sud, 1988), 29.
  32. Ibid., 22.
  33. L’université moderne étant née de l’humanisme, rien d’étonnant à ce que l’interprétation y prédomine. D’autre part, la théorie littéraire moderne étant née de l’opposition à des notions héritées du monde antique (fable et morale de la fable, intention de l’auteur et volonté divine), il faudrait pour leur redonner quelque valeur montrer que c’est à leur déviation positiviste, datant de la fin du XIXe siècle, qu’il convenait de s’opposer : peut-être peuvent-elles toujours guider la pratique de la lecture, au moins aussi bien que les « archilecteurs » (Riffaterre).

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(Quelques idées tôt conçues, diablement esquissées en style universitaire, mais pas si bêtes à la base, sur la lecture et les pancakes américains. Devoir de séminaire — “L'écriture du témoignage”, Prof. Massimo Lollini, University of Oregon, automne 2006 — amputé des tête et queue conventionnelles.)

1. Le sujet et l’objet du verbe « être »

Être en soi c’est déjà rencontrer. On est-avec l’autre avant que d’être en nous-mêmes : le « mother-and-child » lacanien aussi bien que l’éthique pré-ontologique de Levinas. À chaque moment de notre être, le souvenir de l’autre est présent et l’anticipation de la rencontre nouvelle à venir. En cela, l’autre est toujours en nous ; nous sommes toujours pour-autrui.

Nous sommes seuls, cependant. La solitude de l’être n’est pas entamée par le pour-autrui. L’autre en nous n’est pas ou plus hors de nous. Qu’on l’envisage comme exil du paradis perdu ou comme constante ontologique de l’individu, cette irréductibilité du moi détermine en permanence notre caractère d’être.

Ainsi, « être » contient en même temps l’être en-soi (pour autrui), ou subjectité, et l’être pour-autrui (en soi), ou objectité. Le moi comme autre qu’autrui, hors de la présence d’autrui, est composé de ces deux faces complémentaires : la potentialité d’un soi et la potentialité d’un autre.

En termes de perception de soi, la distinction s’exprime entre l’intériorité et l’extériorité du sujet. Les deux coexistent dans un même acte de perception : lorsque je vois cette assiette de pancakes, j’en reçois intérieurement la sensation visuelle, qui peut éveiller en moi la gourmandise ou le souvenir d’une autre assiette de pancakes de mon enfance, chez ma tante Léonie ; mais je la vois aussi comme assiette extérieure à moi, par rapport à laquelle je suis situé dans l’espace et qui constitue pour moi une potentialité de mouvement, de contact et de dégustation.

Cette dualité du phénomène, qui est séparable ainsi par un effort de pensée et advient de fait sur le mode de la simultanéité, n’est bien entendu pas limitée à la vision, ni à l’objet. C’est le mode d’existence général du phénomène d’être, qui reflète l’existence en amont d’une dualité subjectale et objectale de l’être. Je suis simultanément en moi, intérieurement, et par rapport à l’autre, objet qui me « reflète », où je me vois. L’assiette de pancakes en tant qu’objet (de matérialité), intérieurement reçu par moi, contribue à me définir en tant que sujet (de subjectité). La même assiette contribue à me définir en tant qu’objet (d’objectité) lorsque je me situe par rapport à elle, que j’institue alors en tant que sujet (de matérialité).

La phénoménalité de l’être se double d’une fragilité, d’une passivité par rapport à soi qui définit notre subjectivité. Nous existons en effet dans la totalité simultanée de notre être, alors que notre conscience est quantitativement limitée et faite d’instants successifs. Nous ne sommes donc conscients que d’une infime partie de notre être et nous n’existons, comme sujets de subjectivité (c'est-à-dire comme conscience réflexive de notre être orientée vers l’extérieur), qu’à la surface d’un océan aux profondeurs troubles et inconnues.

La dualité de l’être se réalise dans le double mouvement de noème et de noèse du phénomène ; où s’inscrit doublement la déchirure de la conscience, à la fois finitude et ouverture sur l’infini. Correspondant aux deux modes de notre être, le subconscient, d’une part, et l’obconscient d’autre part se tiennent hors d’atteinte, intrinsèquement nôtres, en tant qu’intérieur et surface, mais étranges, étrangers à nous-mêmes.

L’inconscient nous met en position de faiblesse par rapport à ce que nous sommes. La conscience ne pouvant ni le connaître (nous ne pouvons totalement nous connaître) ni s’en défaire (nous existons malgré nous), mais simplement être consciente de son incomplétude, notre subjectivité s’établit sur une faille, une fragilité essentielle où s’enracine, dans un manque, notre dramatique besoin de l’autre. Nous vacillons dans cet inconnu, tel un funambule entouré de gouffre de toutes parts, ignorant les points d’attache de son fil mais avançant pourtant, incertain de la gravité qui le soutient. Nos tentatives d’être dépendent intrinsèquement de cette insécurité : aller vers l’autre, dans ce contexte, comprend l’espoir d’obtenir un appui, une forme de définition de nous-mêmes ; la fatalité de se heurter de nouveau à notre obconscient, aux distorsions de communication, à l’inconscient de l’autre ; le risque d’instrumentaliser l’autre, de tenter de nous le sacrifier, tant cette fragilité nous emplit d’angoisse.

2. Le sujet et l’objet du verbe « rencontrer »

Dans la rencontre sont en présence deux subjectivités, construites chacune ainsi sur l’opaque, suspendues entre les formes incertaines et indissociables du soi et de l’autre. En tant que subjectivités néanmoins, elles s’affirment dans la complétude de leur sujet : nous nous présentons à l’autre chargés du poids de tout notre être, indifféremment de l’inconnu qu’il contient pour nous. Mais la rencontre n’est pas intersubjectivité, si l’on entend par là que les deux subjectivités entrent en contact sur un même plan d’égalité. Plutôt, il y a deux relations dans la rencontre, symétriques mais inversement hiérarchisées, où la subjectivité de l’un se confronte à la subjectivité de l’autre qu’elle objectifie.

L’autre-humain diffère de l’assiette de pancakes en ce qu’il n’est pas institué par moi en tant que sujet, mais existe en dehors de moi, subjectivité égale à la mienne et identiquement composée. En lui-même, l’autre n’est pas un objet (de matérialité) mais un sujet (de subjectité, d’objectité et, de manière analogue à moi, de subjectivité). Pour moi cependant, ce corps que je n’habite pas se présente d’abord à ma vue comme un objet (de matérialité). Ce n’est qu’ensuite, lorsque ce corps devient expression (de ressemblance physique avec moi, puis de langage), qu’il s’affranchit de ce règne matériel : l’autre se présente alors à moi comme expression de subjectivité.

Cette expression comporte une limite radicale de communicabilité : traduction de la conscience en langage, elle est soumise à la fois à l’imperfection de tout système linguistique (réduction de la conscience aux termes du langage, polysémie et incompréhension) et au manque radical qui définit la conscience. Malgré cela, elle entraîne envers l’autre un premier soupçon d’humain : c’est lorsque l’objet devient expression d’un autre-humain, qu’elle cache et révèle à la fois, que débute la rencontre et avec elle mon besoin de la nier.

L’autre en tant qu’objet de matérialité similaire à moi me définit autant que l’assiette de pancakes. C’est un corps dont l’existence affecte mes sens et par rapport auquel j’existe ; il existe en moi et j’existe par rapport à lui, pleinement dans mon être où ma conscience affleure. Devenant expression d’autre-humain, suspicion de subjectivité, l’autre redouble le vide qui m’emplit, défait ma relation première à lui pour s’affirmer égal, pair en complexité puis en abîme. Je ne peux plus me reposer sur l’autre, qui pourtant me ressemblant s’y prêtait si bien, pour me définir : car il n’est pas définissable.

L’autre introduit dans mon être un trouble qui provient de sa nature – double puis sans fond. Je ne peux alors m’ouvrir à lui, en tant qu’humain à part entière, qu’en acceptant l’incertitude et la fragilité qu’il m’incorpore. Si je l’accueille ainsi, la stabilité de mon être en diminue proportionnellement. Son corps n’est plus objet mais chair, incarnation d’un être qui m’émeut et m’appelle, auquel si je ne me défends je me donne. Ses mots me possèdent. Je dois m’abandonner à lui, devenir son otage, ou bien le nier : c'est-à-dire objectifier l’expression de sa subjectivité, me contenter de son apparence, paroles incluses. Le faire redevenir objet autant qu’il m’est nécessaire et possible, objectivité avec laquelle je peux alors interagir sans me mettre en danger.

Le sujet et l’objet de la double rencontre s’excluent mutuellement et s’opposent : plus je me veux sujet (de subjectivité), plus l’autre m’est objet (objectivation de subjectivité, sujet absenté), et plus je le reconnais sujet, plus je deviens objet moi-même (sujet dont je m’absente).

Mais l’autre est également menacé par moi. Dans le même temps, il est de son point de vue soumis au même risque, au même enjeu. Nous avons tous deux à négocier notre aptitude à être en face de l’autre, dans les limites que notre propre fragilité nous impose. Dans la rencontre nous sommes chacun sur nos gardes, à moins que l’amour, qui est don de soi, ne nous réunisse.

3. Le saint, le S.S. et moi

Le mot « amour » ici peut choquer ; quel manque de sérieux dans cette idée qui sent l’eau de rose ou bénite ! Mais c’est en effet de manière scandaleuse que s’abolit parfois, à l’extrême, la distance qui sépare un humain de l’autre. Les convenances sociales, parfois même morales, ont pour fonction de réguler ce trouble dans la tribu, et les brise qui s’abandonne ainsi, idiot ou saint. L’amour comme phénomène social n’est bien entendu pas si extrême ; il s’y négocie pied à pied la part d’abandon qui nous échoit en privilège. Mais que l’on considère un instant ce cas extrême de la sainteté, puis son contraire, et l’on verra comment chacun, et moi le premier (ou le dernier), évolue en permanence entre ces deux pôles universels.

Considérer l’autre dans toute son humanité, c’est renoncer à soi, passer au-delà de l’ego. Dans la sainteté prise au sens religieux, ce renoncement est tel que tout autre, quel qu’il soit, est ainsi intronisé. Frère soleil ou sœur lune, frère loup, à tout le saint se donne car à l’image de son Dieu. Il n’aime pas son prochain comme lui-même, mais plus que lui-même, car il renonce à lui-même pour se donner à son Dieu à travers la création: sous l’égide de cette transcendance advient l’extrême absence de la rencontre. Le saint, se libérant de soi comme des vêtements de son père, n’exprime plus que cet amour absolu. Il ou elle accepte sa fragilité essentielle en se comprenant comme d’un Dieu transcendant. Il s’y plonge, dans le renoncement de son individualité, et fonde sa fraternité avec l’autre sur cette petitesse commune face à Dieu ou en Dieu. Il reconnaît la fragilité de l’autre dans son intégralité, comme égale à la sienne et aspire à la partager dans la glorification commune de la transcendance. Le conflit entre soi et l’autre se trouve ainsi désarmé, inopérant et substitué par un amour universel.

À l’opposé du spectre est le déni total de l’humanité de l’autre, de sa subjectivité. Les lettres S.S. sont ici un symbole plus général que la réalité historique à laquelle elles réfèrent. Ce phénomène de déshumanisation concerne en effet toute forme d’intolérance à l’égard de l’humain : raciale, ethnique, religieuse ou genrée, cette haine de l’autre connaît une variété de formes qui se ramènent toutes à un même processus. L’enjeu commun, ou le prétexte, en est la ressemblance physique, qui était le tremblement premier de l’objectualité de l’autre. Perçue comme différence (couleur de peau, de sexe) ou comme trahison du même selon un critère radical de définition de soi (croyance religieuse, orientation sexuelle), elle devient le support d’une objectivation totale. Celle-ci prend son origine dans l’incertitude ontologique où nous nous situons, dans l’angoisse absolue issue de notre fragilité. Incapables d’être nous-mêmes face à un autre, nous nous reposons sur des groupes fantasmés pour assurer idéalement notre existence individuelle.

La violence qui l’accompagne ne produit pas la déshumanisation ; dans l’absolu elle ne le pourrait pas, en pratique, dans la fiction angoissée qui y préside, elle est seconde. C’est la persistance intolérable de l’humain en l’autre qui entraîne la violence, comme tentative ultime de le réduire à objet. Les réalités effroyables qu’elle entraîne ont cependant pour conséquence d’objectiver à son tour le bourreau. Inhumain, dira-t-on, qui inflige de tels sévices à son semblable. Il faut pourtant voir que cette expression incontrôlable, incompréhensible selon l’humain, se fonde sur la même dialectique de subjectivité où se joue notre rapport à l’autre. À défaut d’être un saint, nous infligeons nous-mêmes à l’autre, et devons infliger au nom de notre existence individuelle, la même déshumanisation. Ce n’est qu’une question de degré : et, fondamentalement, de refuser ou d’accepter un critère collectif subdivisant l’humanité.

4. « Être un saint dans un monde sans Dieu » : l’hypothèse de la lecture

Selon ce modèle, en opposition à l’intolérance nous devrions rechercher la sainteté. Même si, et l’on peut discuter à ce sujet, sa réalisation extrême est destinée à demeurer l’exception – un idéal d’aimer son prochain comme soi-même pouvant demeurer « suffisant » – la sainteté serait la direction à suivre, l’exemple à observer. Cependant, une légère difficulté s’interpose si l’on considère que la sainteté nécessite pour advenir l’existence d’une transcendance. Ce point est mis en doute, et au-delà de tout débat théologique (ou de philosophie transcendantale) n’a que peu de réalité dans notre existence quotidienne. Or, sans transcendance de quelque nature, l’abandon de l’ego est rendu impossible par l’angoisse absolue, par le néant qu’ouvrirait la non-assertion de soi.

Si je m’observe un moment — et qui d’autre connaîtrais-je mieux que moi-même malgré tout ?—, je constate en permanence cette impossibilité de m’abandonner. À chaque instant de ma vie sociale, je m’affirme et j’existe par cette affirmation. J’observe des règles bien entendu, je suis un animal policé, mais je suis prêt à me défendre contre toute intrusion qui menacerait ma conception de moi-même : physiquement, socialement, je me définis un espace, variable et en perpétuelle reconstruction ou renégociation, dans lequel l’autre n’a pas de place. Si l’une des règles de la société « démocratique » dans laquelle je vis implique que je reconnaisse et respecte l’espace de l’autre (et l’on sait que l’établissement d’une règle trahit l’existence du désir de ce qu’elle interdit), la simple assertion de cet espace et le mouvement de sa frontière impliquent un lieu où je me préfère, où je suis seul sujet – et où l’autre s’il s’y aventure devient objet que je repousse. Même dans ce que j’appelle l’amour demeure une distance, moindre assurément, mais réelle qui me protège du vide qu’ouvrirait, dans ce cas, la disparition de l’autre auquel je me serais donné totalement.

Allons jusqu’à imaginer que j’aie le désir d’une transcendance, de me libérer de l’ego. Tout dans ma vie me rappellerait à moi-même. La manière dont je suis construit en tant qu’être social me contraindrait, soit à cantonner ce désir à une sphère indépendante de mon existence, faite de rituels du week-end, soit à quitter totalement « le monde », menant au paradoxe d’une ouverture à l’autre purement solitaire.

Il y a pourtant un lieu où je m’abandonne. Je le constate avant que de pouvoir l’expliquer ou le comprendre. Un moment où je renonce à ma subjectivité, à travers son principal moyen d’expression, le langage, pour m’emplir du langage d’un autre. Je suis à la fois hors de moi et hors du monde, transporté, retiré. Laissant tomber mes défenses, ouvert à l’expression de l’autre. Dans l’acte simple de lire un livre.

5. Textualité/objectualité ; l’auteur et la subjectivité

Acte simple en apparence, extérieurement : ce n’est pas grand-chose dans la vie quotidienne que de lire, au regard des comportements qu’entraîne une recherche de la sainteté. Cela demande fondamentalement la liberté de pouvoir s’absenter du monde quelques heures ; le désir de le faire. Pas de privations ni de jeûne. Pas de rupture définitive non plus, la lecture s’interrompt et se reprend à volonté.

Cependant, si l’on s’interroge sur ce qui permet ce phénomène, considérant l’acte de lecture en lui-même, on est loin d’une telle simplicité. Il faut d’abord expliciter la sphère du langage. D’un premier point de vue, elle ne concerne qu’une part de la subjectivité : on peut aussi remplacer son corps par le corps de l’autre, sa vision par la vision de l’autre, son chant intérieur par celui de l’autre. C’est le domaine des autres arts, le sexe, les arts visuels, la musique, qui adviennent par d’autres canaux physiques que le livre.

Mais le langage ouvre également, par l’imagination et en tant qu’expression de chacun de ces aspects, accès à la totalité de l’expérience humaine. En m’appropriant le langage de l’autre, je peux ressentir à sa suite des impressions physiques, visuelles ou musicales qui ne sont pas liées à ma réalité physique de l’instant. Ces impressions seront médiatisées par le langage, participeront d’une représentation de la réalité qui inclura de manière seconde les autres portes étroites de l’abandon de soi. Le langage est un code, c’est une évidence, et ses possibilités infinies de référence ne sauraient le faire oublier.

Dans la lecture, le livre que nous tenons devant nous est l’expression d’une subjectivité à travers un autre objet que le corps. Si le langage est commun au corps, par la voix, et au livre, par l’écrit, les implications de cette différence de nature sont extrêmes. Le livre est le langage de l’autre en son absence : un médium, objet intermédiaire, qui nous permet de nous abandonner sans risque matériel. Le texte écrit n’a pas la vibration physique de la voix ; il ne relie pas deux corps dans le présent d’une onde sonore, mais de manière intemporelle par son existence concrète, palpable, indépendante.

Cette objectualité du livre permet de transférer la rencontre dans un registre spécifique et parallèle à celui de la vie quotidienne. Elle implique une double traduction entre le langage et le vécu, assimilable à un encodage et à un décodage. La subjectivité de l’auteur prend forme dans le langage au moment de l’écriture, puis le langage redevient subjectivité (de l’auteur, pour le lecteur) au moment de la lecture : cela établit une distance qui n’est pas fondamentalement temporelle – le texte contenant ces deux mouvements dans une simultanéité qui s’abstrait du temps – mais linguistique. Les deux processus répondent à un ensemble de règles de fonctionnement particulières au langage, et peuvent s’analyser de manière scientifique.

Il y a cependant un moment de la lecture où l’on oublie cette distance, où elle s’abolit pour le lecteur, qui est comme hypnotisé, « possédé » par le livre. À la fois code et dépassement du code, la lecture tire son prix de cette possibilité. C’est alors qu’advient la rencontre véritable, que la lecture devient sainteté. « Voluntary suspension of disbelief », mais suspension aussi de la conscience du code linguistique, l’expérience de la lecture, si elle continue de dépendre de la construction artistique du matériau textuel, s’en affranchit. L’incroyance – ou questionnement du contenu – et l’attention portée au code étaient encore des produits de la subjectivité du lecteur : les ignorer participe de la dépossession de soi, du dépouillement de l’ego qui font l’essence de la lecture.

6. Lecture critique/lecture ouverte

Cette forme d’ensorcellement comporte néanmoins un risque : on ne peut pas laisser tomber toutes ses défenses, en permanence, face à l’autre – même dans ce contexte particulier. Si la subjectivité de l’auteur, exprimée par le texte, nous envahit, elle contient en elle un rapport au réel que nous sommes responsables de nous attribuer. Rien n’interdit après tout que le texte exprime des valeurs contraires à l’ouverture à l’autre qui est sa possibilité. Un ensemble de critères, dépendant de chaque lecteur, s’applique nécessairement pour autoriser l’abandon de soi. Il faut d’abord entrer dans le texte : ses caractéristiques nous y invitent, mais leur fonctionnement n’est pas absolu. C’est au lecteur de juger, d’abord, s’il accorde sa confiance, ensuite, s’il la maintient.

Ce jugement s’effectue en rapport au texte, sans distinction d’un contenu et d’un contenant (d’un fond et d’une forme). Ce que l’on peut appeler le style (ou l’écriture, non plus en tant qu’action concrète mais comme l’ensemble des caractéristiques d’un texte) fonctionne dans l’indissociabilité du dire et du dit. Jugement moral et jugement esthétique se confondent alors, rendant insécable la positivité de leur verdict. L’hypothèse ici à l’œuvre est qu’il est impossible que les valeurs qui sous-tendent un texte ne se révèlent pas lisibles, quel que doive être le degré de complexité d’une telle lecture.

Cependant, étant par nature rhétorique, le texte anticipe le jugement, particulièrement dans les premiers aspects qu’il donne à voir, en multipliant les stratégies de « captatio benevolentiae ». Celles-ci procédant d’une démarche réflexive, il s’établit naturellement, comme un contre-pouvoir, une lecture critique qui s’attache, également par la réflexion intellectuelle, à parfaire les outils de jugement qui permettent la lecture.

Cette lecture critique est nécessaire et se complexifie au moins à la mesure des stratégies rhétoriques, voire davantage selon une logique interne. Il n’en demeure pas moins qu’elle existe pour assurer, sans en amoindrir les qualités essentielles, la possibilité d’une lecture ouverte (d’ouverture à la subjectivité de l’autre), et non pour s’y substituer. En ce qu’elle consiste en l’assertion de la subjectivité du lecteur, aux dépens de la subjectivité de l’auteur et en objectifiant le texte de manière radicale (son risque propre étant celui d’une lecture idéologique, qui surimpose un système de valeurs rompant l’universalité critique du jugement), elle n’apporte par elle-même rien de ce qui fait la spécificité profonde de la lecture.

Psychanalyse & Lecture des textes Année universitaire 2004-2005 Mr Bruno Gelas

Dossier de validation : Analyse d’un poème d’Antoine Bargel « dioptre 4 » in Silences, éditions La Cinquième Roue, Paris, 2004.

Antoine Bargel (master 1)

dioptre 4

1 étrangères à ton nom, miroir 2 les alouettes lestes qui mélangent 3 dans l’œil l’ombre et le soleil 4 vide truffé d’or en ta chair absente 5 faite de sel et de pierre

6 parallèle à mon regard, étrangère 7 l’absente se mire au sel de ta chair 8 rêche, l’abstinente rime une stèle d’or 9 gravée des noms célestes 10 qui perpétuent le souvenir 11 de l’ancienne lumière

12 qui lavait autrement les cœurs 13 les fronts étoilés des prophètes déchus 14 perclus des coups de rêche, l’abstinente 15 qui se retourne, s’éloigne 16 suivie d’ombres virevoltantes

17 miroir, étrangères à ton nom

Il s’agit d’un poème en vers. La structure de ces vers ne relevant pas de formes préétablies, tant en termes de rythme que de rime, nous tenterons, pour introduire l’analyse sémiologique, de décrire sommairement ladite structure.

Le compte des syllabes donne : strophe 1 : 9/10/7/10/7  strophe 2 : 10/10/11/6/8/6 strophe 3 : 8/11/9/6/8 strophe 4 : 9

Certaines régularités apparaissent, semblant néanmoins ne pas se superposer aux strophes, mais partiellement aux phrases. On peut les schématiser ainsi : 9 10/7/10/7 10/10 11//6/8/6/8//11 9//6/8//9 [ phrase 1 ][phrase 2][ phrase 3 ] [ strophe 1 ][ strophe 2 ][ strophe 3 ][ strophe 4]

La rime classique est la répétition, principalement en fin de vers, de phonèmes formant au moins une syllabe. En fin de vers, les vers 5, 6, 7 et 11 présentent une rime en [εr] (les vers 5 et 11 étant les derniers vers des strophes 1 et 2 respectivement) et les vers 14 et 16 une rime en [ãt]. Cependant, on relève également de nombreuses répétitions de phonèmes à l’échelle supra-syllabique, non en fin de vers. Ce phénomène, s’il en participe, dépasse néanmoins la problématique de la rime, se situant à l’échelle du mot voire du groupe de mots. Nous en fournissons ici une rapide description en tant que système, alternatif à la rime et fondé sur la répétition, de structuration phonique-sémantique du poème.

Répétition de mots : v1 « étrangères » / v6 « étrangère » v1 « nom » / v9 « noms » v3 « ombre » / v16 « ombres » v4 « or » / v8 « or » v4 « chair » / v7 « chair » v4 « absente / v7 « absente » v5 « sel » / v7 « sel »

Répétition d’un mot avec ajout ou retrait d’une syllabe : v2 « lestes » / v9 « célestes » v7 « absente » / v8 « abstinente » v1 « miroir » / v7 « mire »

Répétition de tous les phonèmes d’un mot : – dans le désordre : v2 « lestes » / v8 « stèle » – en ordre inverse : v7 « mire » / v8 « rime » v7 « chair » / v8 « rêche »

Répétition de groupes de mots : – dans l’ordre : v8 / v14 « rêche, l’abstinente » – l’ordre des syntagmes étant inversé : v1 / v17 dans leur ensemble – cas particulier : v2 « lestes qui » / v9-10 « célestes /qui »

  • Toutes les répétitions énumérées précédemment, à trois exceptions près (cf point suivant), associent un mot de la première strophe (v1 à v5) à un mot du début de la deuxième strophe (v6 à v9), soit directement, soit par double répétition (« absente » v4 → « absente » v7 → « abstinente » v8 ; « chair » v4 → « chair » v7 → « rêche » v8) Ainsi, ces quatre premiers vers de la deuxième strophe sont le point de convergence d’un réseau de répétitions qui atteint sa densité maximale aux vers 7 et 8, lesquels sont entièrements composés de mots répétés.
  • Seules trois répétitions concernent des mots ultérieurs au vers 9 : « étrangères à ton nom, miroir » v1 / « miroir, étrangères à ton nom » v17 ; « ombre » v3 / « ombres » v16 ; « rêche, l’abstinente » v8/v14. Remarquons que ces trois formes sont répétées dans l’ordre inverse de leur première occurrence : (v1(v3(v8-v14)v16)v17) Cette inversion trouve écho d’une part dans l’inversion des syntagmes du premier et du dernier vers du poème (à la limite extérieure du poème), d’autre part dans l’inversion des phonèmes du dernier mot du vers 7 (« chair ») et du premier mot du vers 8 (« rêche ») au centre du réseau de répétitions (à la limite intérieure du poème)

  • Le premier vers de la première strophe (v1) et le premier vers de la deuxième strophe (v6) présentent une structure syntaxique similaire : (adjectif + « à » + pronom personnel + nom, « virgule », apostrophe) Ce parallélisme est cependant mis en défaut de trois manières distinctes. En premier lieu, au vers 1 le référent du pronom personnel de deuxième personne du singulier est identique à l’objet de l’apostrophe, mais au vers 6 le pronom personnel est à la première personne du singulier, ce qui introduit un énonciateur jusqu’ici implicite, et c’est à la fin du vers 7 (« ta chair ») que se trouve un pronom personnel de deuxième personne du singulier qui relie l’objet de l’apostrophe au discours. Ensuite, la répétition de l’adjectif « étrangères » du vers 1 en position apostrophe « étrangère » au vers 6 est le lieu d’une dissociation du son et du sens : augmentant l’effet de similitude par la répétition d’un même élément phonique et graphique (signifiant) mais différant par sa nature grammaticale et ses propriétés sémantiques (signifié) : tandis qu’« étrangères » au vers 1 est un adjectif qui énonce une propriété des « alouettes lestes » (v2), « étrangère » au vers 6 est un nom qui introduit et réfère à une instance d’énonciation. Enfin, si au vers 6 le syntagme adjectival est construit en apposition au nom « l’absente » (v7), au vers 1 il est en relation parataxique avec le syntagme nominal « les alouettes lestes » (v2) et la construction subordonnée qui en dépend, en fonction de prédicat antéposé dans le cadre d’une phrase nominale à deux termes.

  • De manière similaire à la répétition de l’adjectif « étrangères » (v1) en nom « étrangère » (v6), l’adjectif « absente » est au vers 4 épithète du nom « chair » tandis qu’au vers 7 « absente » est un substantif sujet qui introduit un nouvel actant dans le poème et se situe en début de vers tandis que le nom « chair » est le dernier mot de ce même vers. L’introduction, là d’un énonciataire, ici d’un sujet de troisième personne, sous la désignation d’un mot déjà rencontré sous forme adjectivale, participe de la labilité des structures de sens entretenue par la multiplication des répétitions dans les vers 6 à 9.

  • Par contraste, l’atténuation du sens produite par les différentes formes de répétitions que nous avons étudiées entraîne une survalorisation du sens des vers 10 à 13. En effet, la répétition à outrance comme négation du sens et emphase mise sur la composante matérielle du langage rejoint le rêve d’un en-deçà du langage, d’une paradoxale, inatteignable jouissance de l’être des mots, hors du langage. Dans ce contexte, la construction du poème suggère d’une part l’importance particulière du sens des vers 10 à 13, en vue duquel une telle insistance sur l’absence de sens de ce qui l’entoure, et d’autre part, peut-être, la fiction, ou le rêve, construit littérairement, d’atteindre vraiment un au-delà du langage, sous la forme d’un au-delà de cette limite qu’est l’incantation (les quelques mots, apparemment « normaux », enchâssés dans une formule incantatoire, prenant là valeur de parole divine)

  • L’examen du sens des vers 10 à 13 semble concorder avec cette hypothèse : il s’agit de l’évocation d’un paradis perdu : « l’ancienne lumière/ qui lavait autrement les cœurs/ les fronts étoilés des prophètes » Le rêve d’un en-deçà/au-delà du langage est en effet lié, selon la théorie lacanienne, à un désir de l’Un, du retour au « mother and child », archétype du paradis perdu, qui précède le stade du miroir, lorsque le langage précisément vient déloger l’enfant de l’image de son union parfaite avec la mère. La chute est également décrite, les prophètes sont maintenant « déchus /perclus des coups de rêche, l’abstinente » et l’agrammaticalité de la construction accentue la violence avec laquelle la répétition de « rêche, l’abstinente » vient clore cette évocation.

  • Une telle compréhension du poème permet également de tenter quelques interprétations : ainsi, « l’abstinente » présente les sèmes /femme/ et /qui pratique l’abstinence/, « abstinence » pouvant sans trop forcer être pris au sens sexuel qui lui est le plus courant. Or il y a une femme dont le fait qu’elle n’ait pas de relations sexuelles (avec nous) est constitutif de l’imaginaire du paradis perdu, c’est la mère. De plus, au centre du poème se trouvent deux répétitions caractérisées par l’inversion des phonèmes en présence : « chair/rêche » et « mire/rime ». L’inversion suggére une interchangeabilité possible des phonèmes en présence : une des combinaisons donne [mεr].

  • Par ailleurs, on ne se privera pas de remarquer qu’au vers 9, la répétition du mot « lestes » (v2, relayé par « stèle » v8) dans « célestes » suggère une mobilité de la syllabe « cé », ce qui donne une stèle d’or « gravée d’énoncés lestes ». Et de savourer « ces graffitis obscènes de l’inconscient »…

Mais voilà que je lis quelque part que “mouvement” aussi, cela exige un début et une fin, du moins des points reliés par lui, et qu'on aurait grand peine aussi à les établir.

Terminant le livre que je lisais depuis avant-hier, après avoir pris cette note ce matin, voici que sa conclusion y répond :

“la parenté initiale de la pensée et de l’être. Ceci nous reste à examiner.

Oui… c’est exact.

– Or, il me semble que tout se joue là. Si quelque chose sépare la posture grecque, occidentale, métaphysique, scientifique, et la posture indienne, ou orientale, globalement dépourvue de cette manière que nous avons de disposer du monde et d’en user en fonction de nos savoirs, c’est sans doute là qu’il faut le chercher. J’aimerais t’en donner un bref exemple, pour sortir des généralités.

Quand on pose au Bouddha des questions dont certaines évoquent pour nous les antinomies kantiennes, par exemple : le monde est-il fini ou infini ? l’âme mortelle ou immortelle ?, il se tait toujours. La liste de ces questions sans réponse est même devenue l’un des passages obligés de la réflexion bouddhique. Comment entendre ce silence ? Il semble bien que sa principale justification, en dehors de ses effets thérapeutiques, réside dans le fait que les doctrines antagonistes qui s’opposent au sujet de la vie de l’âme ou des limites du monde, etc. ont tort les unes comme les autres. Il serait même plus exact de dire qu’elles n’ont ni tort ni raison, du point de vue bouddhique. Cela est pour nous fort déroutant.

Sûrement. Mais quel rapport avec l’être et la pensée ?

– J’y viens. La principale raison pour laquelle nous sommes déconcertés, c’est qu’il nous paraît aussi impossible, face à deux énoncés contraires, d’affirmer les deux ensemble que de n’en affirmer aucun. Premièrement, je ne peux pas dire que ce cendrier est noir et en même temps n’est pas noir. Deuxièmement, je dois forcément dire, nous semble-t-il, ou bien qu’il est noir, ou bien qu’il ne l’est pas. Ces deux contraintes nous paraissent indissociables. Or les bouddhistes les dissocient. Ils se plient, très rationnellement, à la première contrainte, en invalidant et en excluant une affirmation simultanée des contraires. Mais ils rejettent totalement la seconde. Qu’il me soit impossible d’affirmer et de nier à la fois que le cendrier est noir n’entraîne pas forcément que je doive affirmer ou nier quoi que ce soit à son propos. Je peux me taire. Je peux aussi, ce qui revient au silence, nier simultanément les deux termes de cette alternative, dire que le cendrier n’est pas noir, ni « non noir ».

C’est une contradiction !

– Pas du tout. C’est tout à fait autre chose. Dire « ni oui ni non », ce n’est pas équivalent à dire « oui et non » simultanément ! Ce n’est une contradiction à tes yeux que si tu supposes qu’il y a nécessairement l’un des deux énoncés qui doit « dire vrai ». Autrement dit, ta remarque n’a de sens qu’à partir de cette parenté originaire entre l’être et la pensée qui fait le fond de notre tradition.

Mais on ne peut pas penser autrement !

– Mais si ! Et il y là un point de clivage absolument fondamental. Je ne voudrais pas entrer dans trop de technique philosophique. Mais relis Aristote, Métaphysique, livres T et K, c’est-à-dire les textes où est dégagé et défendu le principe de non-contradiction, lequel commande, de façon directe ou indirecte, toute la pensée occidentale. Tu verras que ce principe, qui impose, chez Aristote, les deux contraintes que j’évoquais tout à l’heure, a également d’autres fonctions. Car il est garant de la distinction des êtres et de leur différence réelle, en même temps que de la possibilité des discours et de la véracité des savoirs. L’être, le pensable et le dicible, ils les fondent ensemble.

Or, il n’en va pas du tout de même pour les bouddhistes. Ils ne refusent pas ce principe comme loi de tout discours. Il régit, pour eux comme pour nous, l’ordre du dicible et du pensable. Mais il laisse totalement de côté le réel, qui excède les limites de nos représentations. Ce que les bouddhistes refusent, ce n’est donc pas l’usage de ce principe, c’est sa portée ontologique.

Ceci, tu t’en doutes, a bien des conséquences. Il y en a une qui est particulièrement intéressante pour la question que tu as posée : philosophie, oui ou non ? C’est l’absence, dans les discours bouddhiques, de ce que nous appelons des concepts. Un concept, c’est une possibilité d’avoir prise. Concapitur en latin, Begriff en allemand ne disent pas autre chose. Le concept regroupe, enserre, agrippe, enclôt – permet de « saisir », comme on dit. Les notions clés du bouddhisme, au contraire, sont toutes désignées par des termes négatifs, et surtout privatifs, qui dénotent une « absence de »… de stabilité, de nature, de savoir, etc.”

(Roger-Pol Droit, L'oubli de l'Inde, “Conclure, disent-ils…”)

“Au chapitre XIX de la Prasannapadâ (le « commentaire limpide »), le penseur bouddhiste Candrakîrti, expliquant des formules de Nâgârjuna, écrit, sous le titre « Réfutation de l’existence du temps » :

OBJECTION. – Les choses possèdent certainement une nature propre, puisque c’est grâce à elle que nous parlons des trois temps. Le Bienheureux a enseigné l’existence du passé, du présent et de l’avenir et il a enseigné qu’ils ont pour substrat les choses. Si la nature propre d’une chose a été produite, on la nomme « passée ». Si la nature propre d’une chose est produite, mais non encore détruite, on la nomme « présente ». Si la nature propre d’une chose ne s’est pas encore réalisée, on la nomme « future ». C’est ainsi qu’il a enseigné l’existence des temps et leur dépendance de la nature propre des choses. Par conséquent, la nature propre des choses, qui dépend à son tour des temps, existe.

RÉPONSE. – La nature propre des choses, grâce à laquelle nous parlons des trois temps, existerait si, comme vous le pensez, les trois temps existaient. Mais il n’en est rien. Le maître le prouve en disant :

« Si le présent et l’avenir n’existaient qu’en relation avec le passé, ils existeraient déjà dans le passé. »

En effet, si le présent et l’avenir existaient en ce monde, ce ne pourrait être qu’en relation avec le passé ou indépendamment de lui. Or, s’il était prouvé que présent et avenir existent en relation avec le passé, ils existeraient déjà nécessairement dans le passé. Car une chose ne peut être en relation avec une autre chose si elle n’y existe déjà, comme par exemple pour cette raison il n’y a pas de relation entre une femme stérile et son fils […].

OBJECTION. – Mais il y a une relation entre les ténèbres, même inexistantes, et une lampe et entre une lampe et l’obscurité en tant qu’elles sont contraires.

RÉPONSE. – Cela est faux, car ce n’est qu’une pétition de principe. D’autre part, si vous admettiez, afin d’établir une relation entre eux, que le présent et l’avenir existaient déjà dans le passé, dans ce cas ils auraient la même nature que lui puisqu’ils y existeraient déjà. Mais alors le passé n’existerait pas non plus, car il est « ce qu’a laissé derrière soi l’état présent » et l’avenir « ce qui n’est pas encore en possession de l’état présent ». Mais, si le présent et l’avenir ne peuvent exister, comment quoi que ce soit pourrait-il avoir la nature du passé ? Le passé n’existerait donc pas non plus.

Si, désireux d’éviter les erreurs, on disait :

« Le présent et l’avenir n’existent pas dans le passé, alors, s’il en était ainsi, comment pourraient-ils être en relation avec lui ? »

Si l’on pense que présent et avenir n’existent pas dans le passé, dans ce cas-là ils ne pourraient avoir de relation avec le passé puisqu’ils n’y existeraient pas déjà et ils seraient semblables au lotus du ciel.

OBJECTION. – Soit. Mais les partisans du temps croient néanmoins à son existence et ils disent : « Pourquoi est-il nécessaire qu’il y ait une relation entre le présent et l’avenir d’une part et le passé d’autre part ? »

RÉPONSE. – « On ne peut pas prouver l’existence du présent et de l’avenir sans admettre leur relation avec le passé. Le présent et l’avenir n’existent donc pas. »

Le présent et l’avenir n’existent pas puisqu’ils ne sont pas en relation avec le passé et qu’ils sont non-existants comme la corne de l’âne. Puisque ainsi le présent et l’avenir n’existent pas, on saura donc que le temps n’existe pas.

De même que l’on ne peut pas prouver l’existence du présent et de l’avenir qu’ils soient en relation ou non avec le passé, de même il faudra admettre l’impossibilité d’établir : soit l’existence du passé et de l’avenir, qu’ils soient en relation avec le présent ou non ; soit l’existence du présent et du passé, qu’ils soient en relation avec l’avenir ou non. Car, dans ces cas, les mêmes difficultés rencontrées lorsqu’on ne pouvait pas prouver l’existence du présent et de l’avenir, soit en relation avec le passé, soit indépendamment de lui, se retrouveront.”

(Roger Pol-Droit, L'oubli de l'Inde, chapitre 2)

J'avais lu de lui un article, vers l'âge de 22 ans. Un livre à son sujet m'avait donné précédemment une vague idée de ce qu'il signifiait dans le paysage intellectuel de cette époque, mais de source primaire, je n'avais lu que cet article seulement.

Or ayant rencontré peu de temps après à l'université un jeune homme sympathique, alors que nous marchions vers notre première bière, il avait évoqué précisément cet article, au sujet duquel j'avais donc pu répondre aisément. Quelques mois plus tard, devenus amis, il m'avait confié que ce moment, où j'avais semblé tout connaître de Derrida, l'avait impressionné et décidé à cultiver mon amitié ; et j'avais honnêtement avoué mon coup de chance et mon ignorance, sans que notre amitié désormais établie n'en pâtisse.

Or ayant rencontré, un an plus tard, dans une autre université sur un autre continent, une jeune femme sympathique, alors qu'assis au soleil sur l'herbe du campus elle m'autorisait à lui faire la cour cinq minutes, elle avait évoqué précisément cet article, au sujet duquel j'avais donc pu répondre aisément. Quelques mois plus tard, devenus amants, elle m'avait confié que ce moment, où j'avais semblé tout connaître de Derrida, l'avait impressionnée et décidée à cultiver mon accointance ; et j'avais honnêtement avoué mon coup de chance et mon ignorance, sans que notre relation amoureuse désormais établie n'en pâtisse.

J'étais donc, depuis lors, très satisfait de Derrida, jamais lecture d'un philosophe n'ayant été pour moi aussi productive.

Je ne me souviens pas d'avoir jamais formulé ce genre de réflexion sans qu'on ne m'oppose aussitôt, avec plus ou moins de patience et de sympathie, une censure formelle. La philosophie serait chose trop sérieuse pour qu'il soit permis de philosopher. Sans doute s'assimile-t-elle, en France, à la connaissance suprême des fonctionnaires de l'Éducation Nationale (depuis Victor Cousin, me souffle-t-on), dont toute pratique vulgaire offense l'esprit corporatiste. Je me souviens d'une conversation où je brillais en évoquant pour le bénéfice d'Amit Chaudhuri l'importance de Derrida dans mon existence et où mon supérieur hiérarchique (dans une maison d'édition) m'interrompit pour dire : “mais tu n'as pas lu beaucoup de philosophie, Antoine”, ce par quoi il entendait que je n'étais pas, contrairement à lui, normalien et agrégé de ladite, donc pas autorisé à retirer du prestige de son utilisation publique. La philosophie comme matière d'examen, valant certification d'autorité intellectuelle, définissant une caste supérieure imperméable, aux privilèges perpétuels, est-ce bien de la philosophie ?

Tandis que philosopher sur son croissant du matin (brûlé, malheureusement), sans prétendre par cela faire œuvre philosophique (marquer d'un sceau nouveau le fronton d'un monument invisible mais connu des autorités compétentes), mais seulement employer ce que l'on croit avoir retenu de quelques lectures, pour voir ce qu'on peut dire de son expérience, est-ce vraiment coupable ?

— Qu'est-ce que tu comptes faire de ce croissant ? me demande ma femme en indiquant celui, à demi brûlé, posé sur la table basse devant moi.
— Rien. Je ne compte rien faire. (Je peux être agaçant parfois.)
— Mais tu vas le manger ?
— Je ne vais rien faire. (Je peux être agaçant parfois.)
— Okay, dit-elle en renonçant au croissant, ce qui m'étonne car à sa place, je l'aurais mangé.

Du point de vue de l'objet, si je ne fais rien, il ne sera pas mangé. Il demeure donc disponible pour être mangé. Ma femme, ayant déterminé le statut du croissant, peut le prendre et le manger.

Du point de vue du sujet, si je ne fais rien, je ne vais pas manger le croissant, mais je ne vais pas non plus ne pas le manger. Ces deux négations s'annulent dans mon inaction. Ma femme, ayant déterminé le statut de son agaçant mari, si elle souhaite ne pas me contrarier (encore une double négation) se retrouve conjointe à mon inaction.

Et cela me rappelle vaguement quelque chose.

L'objet possède une existence. Dont le sujet se libère en reconnaissant que le concernant (mais non concernant l'objet, dans la mesure où il existe), il n'y a pas d'état pensable, seulement des mouvements de pensée qui s'annulent dès qu'on tente de les mesurer, c'est-à-dire de les figer alors qu'ils sont mouvement.

Même l'existence de l'objet ne m'est pas accessible par la pensée, car il faudrait définir le sujet pensant, ce que je ne peux pas. L'existence de l'objet m'est accessible dans la mesure où je suis objet aussi, un corps qui mange ou pas un croissant, croissant qui est ou pas disponible pour être mangé (il peut ne pas l'être parce qu'il n'est pas là ou parce qu'autrui s'en assure, par force ou persuasion, la propriété).

Demeure une interrogation relative à cet étrange objet qui pense et dont la seule certitude semble être de ne pouvoir rien penser, ni les autres objets a priori non-pensants, ni lui-même, tout en retirant de cette activité de pensée une certaine jouissance, un aperçu de non-objectualité qui l'attire.

Peut-être faut-il alors ne plus tenter de définir des objets de pensée à la manière des objets du monde (mesurables, situés dans l'espace et le temps atomique), projet voué à l'échec, mais appréhender la pensée selon des critères qui lui conviennent (dont je ne sais pour l'instant que ceci : un mouvement immesurable).

Et il y aura ceci d'important : le langage, formé ou conçu comme représentation des objets du monde, avec une équivalence arbitraire entre l'objet et le mot, puis la projection d'idées derrière les mots, capables de relations entre elles selon divers schémas abstraits, relations dont l'ensemble constituerait la pensée, sans pour autant perdre en effectivité (malgré l'arbitraire initial) relativement aux objets du monde, le langage devra sans doute évoluer aussi.

“Dieu, merci de m'avoir donné un corps si faible, que je puisse te connaître dès à présent.”

Cette pensée chrétienne peut paraître horrible imaginée prescriptive, à plus forte raison à qui souffrant de maladie ou de handicap.

Mais elle peut aussi paraître belle si sue proférée par un homme jeune et en bonne santé, sous une douche froide nocturne savourant cette souffrance épidermique et douce de lui faire entrevoir une existence sans ce corps dont il sait le temps compté.

Qu'il ait tort ou raison, d'ailleurs, de l'entrevoir, affecte peu la nature de son sentiment.

Je voulais aussi noter cette différence d'interprétation entre prescriptive et expressive et explorer cela plus avant.


Lorsque je pense “le ciel est vert”, j'exprime verbalement ma perception que le ciel est vert. Ou bien ma découverte que malgré son apparence bleutée, le ciel est (considéré autrement) vert en réalité. Ou bien ma vision imaginaire d'une autre planète où le ciel se teinte différemment, en raison probablement des gaz particuliers que recèle son atmosphère. En tout cas, je m'exprime à moi-même une situation que peut traduire adéquatement, sinon intégralement, cette proposition que “le ciel est vert”.

Je pourrais éventuellement me prescrire à moi-même que le ciel est vert, par exemple si je sais que c'est folie ou maladie de le percevoir bleu, car mon médecin me l'a dit, et qu'en réalité, selon le consensus scientifique en vigueur, il est vert, et que je me répète cette information pour tenter de m'en convaincre et corriger ma perception fautive. Mais “se prescrire à soi-même” implique un dédoublement fictif de soi qui n'est pas directement mon propos, les protocoles d'interaction avec soi n'étant pas les mêmes qu'avec autrui.

Lorsque je dis “le ciel est vert” à autrui, soit autrui regarde le ciel et constate que c'est vrai (c'est-à-dire qu'autrui perçoit la même chose, une sensation visuelle, supposée identique à la mienne, qu'autrui associe comme moi au mot “vert”), soit non. Dans ce second cas, si autrui a de la sympathie pour moi, autrui me demandera sans doute si j'ai d'autres symptômes et si je souhaite qu'autrui m'appelle une ambulance. Si autrui n'a pas de sympathie pour moi, autrui réagira en rejetant ma proposition, rappelant peut-être à qui voudra l'entendre que le ciel est bleu, et n'envisageant probablement pas de nouer avec moi de relation plus intime.

Avec sympathie, autrui jugera mon propos expressif. Sans sympathie, autrui jugera mon propos prescriptif.


Un propos expressif vise à proposer son contenu comme ressenti, c'est-à-dire s'appliquant d'abord à soi-même et, en fonction de l'intérêt suscité, susceptible d'être partagé par autrui dans un cadre donné.

L'intérêt, qui offre les moyens de partager le ressenti, est ainsi ce qui le définit.

L'intérêt est toujours individuel. Seul le refus d'intérêt peut être collectif.


Un propos prescriptif vise à établir son contenu comme vérité, c'est-à-dire s'appliquant aussi à autrui et, en fonction de l'autorité associée, susceptible de lui être imposé dans un cadre donné.

L'autorité, qui possède les moyens d'imposer la vérité, est ainsi celle qui la définit.

L'autorité est toujours collective. Seul le refus d'autorité peut être individuel.